Années 2020 : les livres

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Un livre extraordinaire qui est un livre d'histoire, un livre d'archives mais qui se lit comme un roman d'espionnage. Philippe Sands, historien britannique et juif cherche à retrouver la trace de celui qui a envoyé son grand-père à Auschwitz. Il connait son nom depuis un moment mais au début de ce livre il entreprend de rencontrer son fils et de reconstituer à l'aide de documents (photos, journal intime, lettres...) le parcours de ce dignitaire nazi, disparu à la fin de la guerre malgré son rôle majeur (gouverneur de la région de Cracovie, de la ville et de son ghetto). Cet homme c'est Otto von Wächter, un nom moins connu que les Himmler ou Ribbentrop mais un homme qui est responsable de la mort de près de 400 000 personnes dans la région et qui a échappé aux procès de Nuremberg. Le suivre, c'est comprendre sa trajectoire, en fuite, son passage à Rome, l'aide que lui apporte secrètement le Vatican vers une éventuelle exfiltration (elle n'aura pas lieu, il meurt brutalement en 1949). L'enquête se porte ensuite sur un éventuel assassinat et les enjeux derrière le rôle d'agents russes et américains à la veille de la guerre froide. C'est un livre passionnant, qui nous apprend beaucoup de choses avec une grande clarté. Philippe Sands écrit aussi le work in progress de son livre. Un documentaire est présenté dans un festival, un article apparait dans la presse, on passe du passé au présent sans perdre le fil et l'intérêt de cette investigation particulière. C'est un grand livre qui rend l'histoire directement accessible en étant très précis et documenté sans être exhaustif ou faire des kilomètres de notes de bas de pages. On apprend enfin comment Barbie a pu filer en Argentine ou Mengele passer en Syrie...

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Aventures sur les océans, batailles, trésor, îles désertes, sauvages, kidnapping, cannibalisme, maladies, procès, miracles, prison, il serait plus rapide d’énumérer ce que ce grand livre ne contient pas… David Grann, l‘auteur préféré de Scorsese et historien américain, signe encore un essai passionnant et parfaitement documenté sur le Wager et son équipage.
En dehors des incroyables rebondissements qui se multiplient, Grann montre comment la littérature est au centre de son projet. Ce sont des livres qui vont sauver la vie de l’équipage échoué : des récits maritimes du temps de Magellan qui vont leur permettre de comprendre où ils sont et comment rentrer. Mais la question du récit des rescapés est elle-même la clé du livre et une question de vie ou de mort. À mesure que les survivants regagnent l‘Angleterre, on compare leurs versions des faits : y a-t-il eu bel et bien mutinerie ? Assassinat ou légitime défense ? Qui croire ? Qui détient la vérité ? Un seul a tenu un journal mais doit-on strictement croire son contenu ? Un livre historique accessible, bourré d’anecdotes saisissantes et qui porte en son cœur une métaphore parfaite : raconter une histoire n‘a jamais été aussi crucial.

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Un Pulitzer à l’écriture limpide (quoique Diaz change subtilement de style d’un chapitre à l’autre) et à la structure particulièrement riche et complexe. En forme de lasagne, Diaz écrit une couche sur une couche sur une couche et présente en quelques sortes les 4 versions d’une même histoire ou les variations autour d’un récit qui offrent des échos d’un texte à l’autre et créent une enquête littéraire à mesure que le lecteur cherche à dénicher une « vérité » au milieu de ces fictions et à comprendre s’il est manipulé ou pas. Diaz nous oblige à nous questionner sur ce que nous lisons un peu comme De Palma quand il nous propose une image. Le lecteur est forcé de rester toujours alerte. Son roman, en avançant, gagne en intelligence. Jeu de piste autour du pouvoir destructeur du capitalisme. Trust est glamour et malin et donne envie d’aller voir de plus près son premier roman.

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Un travail sur la langue qui redonne foi en la littérature parce que Sandra Lucbert fait ici ce que le journalisme ne peut faire : décortiquer, analyser les mots et le phrasé capitaliste, la langue de l’entreprise, dans ce qu’elle a de plus abjecte. Elle convoque Kafka ou Melville pour essayer de comprendre le procès France-Télécom avec de nouveaux yeux mais surtout elle le fait d’une manière jeune, dynamique, explosive. Elle évite l’écueil de son propre jargon (belles phrases, figures de style, notes de bas de pages). Elle rentre dans le lard - après tout ce sont eux qui ont commencé - et étudie comment des patrons ont mis des méthodes en place pour s’enrichir et pousser leurs employés au suicide. C’est tout bonnement hallucinant. Les deux parties ne se comprennent jamais dans ce procès parce qu’ils parlent justement deux langues différentes. La langue des humains n’est pas celle du CAC40 ou des bilans comptables. En soi, Lucbert n’invente rien certes, mais formellement son texte percute, avec ses phrases courtes droit dans les failles, entre les mots, entre les silences, si bien que sa littérature dégage une puissance et une saine colère tout en remettant les choses dans une juste perspective. Souvent la littérature engagée n’a pas les moyens de ses ambitions. Ici l’osmose entre fond et forme produit des étincelles. Il est rare d’utiliser les mots “nécessaire“ et “littérature“ côte à côte mais “Personne ne sort les fusils“ rentre dans cette catégorie.

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Jean Hatzfeld un peu à la manière d‘Alexievitch recueille des témoignages et les retranscrit. Ces témoignages comme dans “Une saison de machettes“ sont à couper le souffle, les détails vous restent en mémoire parce que ce génocide dépasse tout ce qui est imaginable. Donc le fond est déjà captivant, la nature humaine, les phénomènes de groupe, mais Hatzfeld ne se limite pas à un travaille purement journalistique, il choisit les mots qui donnent les voix de ses témoins et ces mots sont beaux, littéraires, ça respire le vieux français, le Congo belge peut-être, les prénoms sont colorés, les expressions un peu dépassées mais inimitables. On sent vraiment une langue au travail, je crois que c’est un aspect essentiel du livre. Ça et le fait de cette fois rétablir en quelque sorte les "justes" qui ont essayé de stopper l’hémorragie insensée de violence, qui ont aidé des victimes et qui la plupart du temps ont été "coupés" à leur tour. Amour et violence. Parole et silence. Le massacre Rwandais est un événement absolument hors du commun dans l’histoire.

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Saunders est dingo. On le savait mais c’est incroyable de voir ses nouvelles délirer, partir dans tous les sens tout en dérapage contrôlé, avec un humour borderline et des personnages ahurissants, toujours aussi seuls, perdus, maladroits. C’est très drôle et triste. Et souvent le point de départ même de ses inventions farfelues tourne autour des possibilités même du langage comme dans les deux premiers textes qui sont sensationnels. Saunders adore les petites parenthèses dans la pensée de ses personnages, quand ça dérive mais que les à-côtés en disent finalement aussi longs que le reste. Des petits égos qui essayent péniblement de communiquer entre eux. Voilà où l’humanité est rendue. Avec sa créativité et sa justesse pour capturer des tics de langage, des manières de parler, Saunders tient quelque chose d‘assez unique : on met toujours un peu un temps à s‘adapter à l’univers et aux moyens d’expression et après on est comme pris dans un tourbillon. Et on a l’impression de découvrir de nouvelles possibilités en lisant ses histoires.

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Florence Aubenas est avec "L'inconnu de la poste" à la frontière entre plusieurs genres, dans un exercice qui me plaît. Journalisme d'investigation, roman policier, psychologie, peu importe, c'est très bien écrit. Pendant plus de huit ans, elle suit donc de près ce fait divers morbide et essaye de le "déplier", étudiant tous les angles, rencontrant tous les témoins, observant les méthodes de la police, mais le but est de transformer ce récit en quelque chose de plus, comme ont pu le faire Capote avec "De sang-froid", Cercas, ou plus récemment Jablonka avec "Laëtitia" qui était un peu un portrait de la France sous Sarkozy. Je ne sais si elle parvient tout à fait là où elle veut sur cette grande échelle mais ses portraits d'une jeunesse désoeuvrée entre drogue et vie à la marge sont assez frappants. Et puis l'intrigue est très haletante, avec un rebondissement incroyable. Aubenas a le bon goût de ne jamais rien simplifier, de ne pas prendre position, elle donne une chance à chacun. Son travail est un peu unique dans notre paysage littéraire actuel.

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Le genre d’enquête à l‘américaine, exhaustive et riche en anecdotes de tournage. Sam Wasson connaît parfaitement son sujet et écrit plutôt bien, ce qui ne gâche rien. Si son livre prend “Chinatown“ comme sujet, on sent que son ambition est bien plus grande : celle de raconter une époque (la fin d‘un monde ?) où l‘on faisait encore des films sans être obsédé par les marges de profits et les produits dérivés. Wasson en profite également pour revenir en profondeur sur les vies mouvementées de Polanski, Nicholson et Robert Evans. La manière dont Wasson explore son sujet par tous les angles possibles est très satisfaisante et ça déborde. C‘est l‘histoire d‘un tournage, d‘Hollywood dans les années 1970, de Los Angeles, de l’émergence de la télévision, du tout publicitaire, de la drogue dans des proportions grotesques et de la fin de l’innocence. Pour les fans du film et pour les autres aussi.

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Julia Deck est une échenozienne à l’écriture précise et l’ironie subtile. Dans “Monument national“, elle revient par le biais d’une enfant-narratrice sur les dernières années de la vie d’un acteur à la Delon, riche et célèbre mais désormais quasiment à la retraite, sorte de mythe people, vivant dans un château un peu bling bling avec des tonnes de voitures de course dans le garage et une armée de serviteurs. À cette figure, Deck ajoute des éléments du contemporains (Macron, gilets jaunes, Covid etc) et une sorte d’enquête criminelle jamais loin de la parodie. Le mélange des genres et le ton parfait où se cachent des centaines de petites perles entre les phrases procurent un vrai plaisir de lecture proche de la jubilation dans les meilleures pages. Le roman est court et les enjeux ne sont pas majeurs mais Deck réussit tout ce qu’elle entreprend, dispose avec finesse ses clins d’oeil au lecteur, et impose sa voix pétillante.

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Emma Cline est assez habile pour instaurer immédiatement une situation et nous en révéler assez peu sur le passé de son héroïne de 22 ans. Pourquoi est-elle plus ou moins à la rue ? Le roman avance, toujours au bord du précipice, en ayant très peu recours à la psychologie des personnages. Des faits, des actes ou plutôt des stratagèmes. Condamnée à squatter à gauche et droite et à séduire des hommes pour manger quelque chose et dormir quelque part, Alex devient, par besoin, une experte en manipulation. Sa vie est celle d‘une actrice, d’une joueuse, qui jongle, dans un milieu chic, en draguant ou en prétendant être une connaissance ou une baby-sitter. Mais de mensonges en mensonges, on sent le piège se renfermer inéluctablement sur elle, et son errance se transforme peu à peu en thriller un peu à la manière du Adam Sandler de Uncut Gems. Elle peut gagner du temps, bluffer, mais elle devra tôt ou tard rendre des comptes. Le fait de toujours reporter à plus tard cette addition salée crée un certain vertige et le roman est difficile à lâcher, pris que nous sommes d’affection et de dégoût mêlés pour ce personnage qui vit à crédit.

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Une somme, assez colossale, d’articles, d’idées, de films qui ont fait et font encore jubiler Thoret. On retrouve tout ce qui le passionne : les films de John Ford, le nouvel Hollywood bien sûr, le cinéma de genre (surtout italien), mais aussi quelques textes moins attendus sur Fincher, Wakamatsu, Korine, Bigelow, De Funes ! Avec toute son intelligence, ses références inévitables à Jean Baudrillard et les expressions qui reviennent (en queue de comète…). À force j’ai parfois l’impression d’en avoir fait le tour mais je ne me lasse toujours pas du bonhomme et son plaisir de transmettre (héritage de Daney - dans son genre).

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The Killing Hills, ce sont celles du Kentucky. Notre héros rentre de l’armée et retrouve doucement ses marques dans ce qui va doucement devenir un roman policier qui n’en est pas vraiment un. Pourquoi ce livre est-il aussi attachant ? Parce que Chris Offutt est très doué pour installer des dialogues intelligents, des personnages qui échappent aux clichés (soldat sentimental, femme shérif etc) et une ambiance où on voudrait rester au chaud pendant 1000 pages. Mais voilà le roman s’ouvre sur un cadavre en forêt, quelque chose de violent et de bucolique, tout à fait dans le ton du reste, toujours entre règlements de compte et amour de la nature. C’est une réussite qui tient à peu de choses, Offutt nous intègre tout de suite à ce monde qui semble connaître par cœur, on y croit, et le vernis de sang et de boue qui recouvre son histoire nous garantit un peu de frisson pour ne pas se sentir trop bien non plus. Un équilibre comme on les aime, sans jamais en faire trop.

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Roman sud-africain lauréat du Booker Prize et articulé autour de quatre grands chapitres qui sont aussi quatre enterrements. On saute à chaque fois d‘environ dix ans dans l‘histoire sud-africaine si bien que dans la première partie en 1987 on est encore à l‘Apartheid et dans le deuxième chapitre Mandela est président et le pays accueille la coupe du monde de rugby… C’est la toile de fond mais elle jouera toujours un rôle important. Le reste tourne autour de l‘histoire d‘une famille, d‘une fratrie en particulier, d‘un héritage et de la fameuse promesse. Galgut pratique le hors-champ dans son roman et s‘il se concentre sur quelques personnages principaux, il s’autorise aussi quelques sorties de route, on marche dans la rue, un clochard par terre, et hop on va passer quatre pages avec ce clochard sans qu‘il change fondamentalement la trame du livre. Ces parenthèses sont étonnantes et je les trouve bienvenues. De même que le style de l‘auteur, pas vraiment spectaculaire mais parfois s‘offrant des phrases où le sujet change en cours de route - comme le faisait Cabre dans l’étonnant Confiteor ! Galgut expérimente discrètement et mène sa barque doucement mais sûrement à bon port, sur les eaux jamais tranquilles d‘un pays violent et bouleversé, en constantes mutations.

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Un premier livre charmant et terrifiant. Charmant parce que pendant une grosse centaine de pages, Lea Ypi raconte sa jeunesse dans l‘Albanie communiste de la fin des années 1980, entre innocence et nostalgie. C’est une vie un peu anachronique et contraignante mais qui est aussi la seule que connaît cette enfant et qui fait office alors de paradis sur terre à ses yeux. Ypi décrit l’enseignement à l’école, les émissions de télé et les activités extra scolaires organisées par le parti. La découverte d’une canette de Coca-Cola aussi. Le livre prend pourtant un virage tragique et soudain avec la chute du mur et la guerre civile albanaise (dont je ne savais rien) qui font grandir la jeune fille en accéléré. Du jour au lendemain, des vagues massives d’émigration par bateau, vers l‘Italie, et des tirs de mitraillettes dans la rue voisine remplacent le quotidien pauvre mais bien rangé que la jeune fille avait connu. Elle découvre aussi un secret sur sa famille qui va tout changer. Le mélange de naïveté puis de violence sèche dans la deuxième moitié du livre font de ces mémoires une curiosité (pour son sujet) et une émouvante autobiographie littéraire. Ypi, qui est maintenant professeure à la London School of Economics, écrit directement en anglais.

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Quand on lit un roman de Julian Barnes, on se sent un tout petit plus intelligent. Je trouve ses personnages, ses dialogues, ses remarques toujours pertinents. Ici un roman très court en trois parties sur l’histoire et la multiplication des points de vue et opinions. L’histoire est écrite par les vainqueurs dit-on souvent, mais ici c’est plus compliqué que cela, ça devient vraiment un livre sur l’ambiguïté quand on se penche dans le cœur du roman sur la vie et les écrits de Julien l’Apostat, le fameux empereur romain qui s’est opposé au christianisme. Barnes mêle ses recherches à une fictive prof de culture générale assez mystérieuse et charismatique, Elisabeth Finch, qui a donné son nom au livre et fasciné le narrateur. Plus on lit et plus on réfléchit et ce qui paraissait simple se complexifie et s’enrichit ce qui est toujours bon signe. L’enseignement, les à priori, les différentes perspectives sur un même sujet, il y a assez d’angles pour étudier et célébrer Elisabeth Finch.

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On ne sait pas aujourd’hui si Baumgartner restera comme le dernier roman de Paul Auster mais il ressemble beaucoup à ces romans courts qu’écrivait Philip Roth à la fin de sa vie (par exemple Everyman). Capturer une vie en un peu plus de cent pages extrêmement riches et condensées, faites de flux de la pensée et de flashbacks savamment dosés. Baumgartner pourrait paraître à ce titre comme un roman de fin de vie, court et anecdotique mais je me demande si ce n‘est pas au contraire ce qu‘Auster a écrit de plus significatif depuis plus de dix ans. On débute sur un chapitre parfait sur la vieillesse, avec un personnage qui a toujours un coup de retard et on suit ses pensées tout en étant toujours pris de court par les événements extérieurs. C’est une petite merveille. Ensuite Auster sort la grande machine à remonter le temps et englobe tout : amour, mémoire, littérature, et toujours son grand plaisir de raconter des histoires, là où il excelle. Baumgartner fait tout cela avec maîtrise et modestie, sans avoir l’air d‘y toucher. Ce n’est pas l’opus magnum qu’était 4321, l’ambition est différente, mais quel savoir faire ! Auster sait parfaitement emmener son lecteur avec lui, jusqu’à cette dernière phrase ambiguë…

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Senges est un borgesien qui prend la littérature comme un jeu (mais un jeu sérieux, un jeu complexe) et qui ouvre des portes infinies : ses livres sont aussi larges que la vie elle-même. Qu‘il palabre pendant plus de 600 pages sur Moby Dick et ce qui aurait pu arriver si… ou qu‘il invente de toutes pièces une encyclopédie, il y a le même appétit de la digression et du détail. Le même humour plein d’absurdités et de paradoxes. Senges, comme Perec, aime les listes. Il aime aussi les zones d‘ombres, entre érudition et complète invention. Aussi le lecteur ne sait pas toujours quand on le fait marcher. Mais c’est aussi une règle du jeu qu‘il faut accepter (de l’art ou du cochon). Toujours est-il que le plaisir est singulier à la lecture mordante et intelligente de ses petites créations de papier. Et entre les lignes plus ou moins amusantes, on sent le poids écrasant du parti, de la peur, de la censure. Fragile et indispensable dans notre paysage littéraire plein d‘autofictions et d‘égos gros comme ça.

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Best-of ou fonds de tiroir ? J’appréhendais un peu la lecture de ces textes trouvés dans l’ordinateur d‘Edouard Levé après son suicide. Le livre a effectivement un côté fourre-tout mais je n’ai rien à redire sur la qualité des textes. Un début de roman américain (autour de 80 pages), des entrées pour un amusant dictionnaire, des petites descriptions de Paris, des poèmes, Levé touche à tout et impose son regard et son écriture blanche. Quand on aime déjà ses livres (et ses photos), ces inédits sont un complément idéal, on a l’impression d’approfondir, de le connaître encore de plus près. Avec son humour, ses doutes, ses projets, sa fragilité. Décidément un héritier de Perec et un vrai écrivain, malgré ses différentes casquettes.

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Je savais pouvoir compter sur l’enthousiasme de Tarantino et son envie de transmettre, son côté vendeur de vidéo club. Ce que je n’attendais pas, c’est que ses articles critiques contiennent à ce point des éléments autobiographiques, sa vie et les films se mêlent intimement. Du style : ce film, je l’ai vu à tel cinéma, avec telle personne etc. Il y a toujours une remise en perspective, du contexte, et des tonnes d’anecdotes d’insider comme on les aime. C’est vraiment passionnant et Tarantino que j’imaginais peut-être injustement un peu bourrin est en réalité parfait dans cet exercice et n’a pas grand chose à envier à un Thoret par exemple. Par contre, j’adore le livre mais il se limite à un champ réduit et très défini : le cinéma américain et hollywoodien des années 1960-1970 et en particulier le nouvel Hollywood, (c’est sans doute pour cela que je pense forcément à Thoret). Le premier et le dernier texte sont les deux meilleurs, autour de souvenirs personnels de projections et d’échanges. Belle surprise.

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On ne peut reprocher à Nicole Krauss d’écrire ses nouvelles selon un quelconque modèle ou formatage. Ces dix histoires, au lieu boucler une boucle et de prouver, par une structure maîtrisée, la toute puissance de sa créatrice, semblent au contraire avancer par coïncidences, comme si le texte s’improvisait. Nous sommes en Suisse, au Japon, à New York ou à Tel Aviv. Et une histoire est souvent le prétexte à une dérive qui nous mènera vers de nouvelles histoires parallèles et de nouveaux personnages. On a par moments le sentiment que ces textes courts sont aussi riches et complexes que la vie, qu’ils ne sont qu’un arrêt sur image, et qu’il y a eu une vie avant comme il y aura une vie après ces quelques pages. L’errance, le judaïsme et le deuil sont des thèmes qui reviennent et se répondent d’une nouvelle à l’autre mais là aussi, il n’y a pas la volonté chez Krauss de faire homogène, de rassembler ses textes sous une bannière ou une étiquette. Une femme se trouve un étrange mari de substitution, une jeune femme se découvre un nouveau père de remplacement. On se laisse porter, comme dans ma nouvelle préférée, End Days, où une adolescente passe un été seule à New York, sans ses parents fraîchement divorcés, trouve un poste chez une fleuriste alors qu’un incendie progresse en ville... Krauss multiplie les pistes, les sous-intrigues, on ne sait plus où donner de la tête mais sans jamais perdre le fil. Un joli recueil qui encourage à lâcher prise.

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(anglais)

Where would the art of fiction be if there were no double meanings ? Cette phrase apparaît dans la deuxième nouvelle de ce recueil de textes comme toujours ambigus. La vieillesse, la fin de vie en paix, la mort sont les thèmes de ces nouvelles qui sont ici compilées mais ont été écrites au cours des dix dernières années. Coetzee est direct, il ne tourne pas autour du pot, il est aussi très malin et sait instaurer un doute, comme le prouve la citation initiale et son goût pour un certain jeu littéraire. Les nouvelles apparaissent d’ailleurs même entre elles comme des variations, des répétitions (légères), des jeux de miroirs, les personnages ont les mêmes prénoms etc. Dans la nouvelle titre, de loin la plus longue, un pianiste polonais de près 80 ans impose son amour à une femme espagnole, mère de famille, embarrassée de ses attentions mais flattée. Il y a un effet d’attirance et de rejet étrange et fascinant. Elle ne veut pas de cette relation mais ne veut pas rejeter son amour. De cette ambiguïté, encore, naît une longue nouvelle vraiment intrigante.

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Mon intérêt à la lecture de “L’ordre du jour“ avait été plutôt mitigé mais je sens que je me vuillardise. Ses anecdotes historiques sont parfois un peu légères et peuvent donner le sentiment que, mises bout à bout, elles ne forment pas tout à fait un livre (entre histoire et roman) mais ce serait oublier le style délicieux qui, dans "Une sortie honorable", fait vraiment des étincelles. Vuillard décrit ces hommes qui ont fait et défait l’Indochine, ces parlementaires et ces militaires, mais il les décrit par mille détails savoureux, comme le ferait un romancier et jamais avec la distance et le respect d’un historien plus traditionnel. Il "donne à voir" comme personne, on a tout de suite Mendès devant nous, en chair et en os. Et puis son récit bien documenté traverse les coulisses de l’histoire avec pertinence, on sent comme dans “L’ordre du jour“ un crescendo, une sourde colère se mettre en place, chapitre après chapitre, jusqu’à l’explosion finale. Magouilles et cynismes sont démasqués avec élégance. Vuillard signe un livre aussi court que raffiné et intelligent, traversées par quelques piques humoristiques bien senties.

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Claire Keegan est une jeune autrice irlandaise qui commence à se faire un nom (Booker Prize shortlisted) grâce à son style singulier : chapitres courts, petites phrases précises. Il n’y a jamais un mot en trop. Bill Furlong est un père de famille qui trime à quelques jours de Noël 1985. On sent que la corde sur laquelle il tire va céder. On le sent parce que Keegan distille une atmosphère légèrement anxiogène. Tout va bien mais il faudrait peu pour que leur monde s’écroule et on ne sait pas tout à fait de quoi nous devons avoir peur à vrai dire… Que Bill perde son travaille ? Qu’une de ses filles ait un accident ? Pas du tout, un autre drame se tisse en sous-main sous nos yeux mais il placera notre modeste héros face à un dilemme (et une fin particulièrement réussie). Le mélange de simplicité et subtilité place Keegan au-dessus du lot des sorties contemporaines. Je ne sais pas cela dit si elle est capable de beaucoup plus. Ambitions modestes et joli petit roman étiqueté « faits réels ».

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Paul B. Preciado fait réfléchir. Son parcours, sa parole. Je ne connaissais pas ses chroniques mais je l'ai entendu à la radio, je l'ai découvert par sa voix. Il y a quelque chose qui se passe en l'entendant, entre la fragilité de son timbre, son accent, et en même temps sa pensée bien campée, toujours très structurée. Ce petit livre "scandaleux" concentre cette pensée qui veut opposer une résistance au patriarcat et au capitalisme. La psychanalyse en prend pour son grade... Oui, il existe de nouveaux corps et il ne faut plus penser selon les anciens modèles de référence qui sont aujourd'hui obsolètes. Preciado est depuis toujours son propre sujet d'étude et un expert sur son cas (la transition, les hormones etc). Il connait ses arguments et ceux qu'on risque de lui opposer, la machine est parfaitement huilée. Mais on sent derrière ses dehors policés une grande colère. Un discours important. Peut-être le début de quelque chose.

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Un roman sur la guerre froide, avec les échecs comme toile de fond et métaphore. Paco Cerdá construit son livre de nombreux petits chapitres très documentés comme autant d’anecdotes et de personnages du monde à la fin des années 1960 et début 1970. Les tensions raciales, la crise des missiles à Cuba, et puis en fil rouge un jeune phénomène des échecs espagnols et son parcours jusqu’aux sommets ou presque. Sa trajectoire sous le le franquisme de même que celle de Bobby Fischer, les présente comme pièces majeurs de la propagande de leurs pays respectifs mais pions sur l’échiquier politique en cours. C’est à la fois beaucoup et trop peu, je ne crois pas que le tout soit supérieur à la somme de ces petites parties mises côte à côte mais le livre-objet est magnifique avec ses chapitres qui reprennent les coups d‘une partie - si bien qu‘on peut en parallèle lire le roman ou suivre son dénouement sur un échiquier.

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On pénètre dès la première page dans l'univers immédiatement identifiable de Marie Ndiaye. Le malaise est poussé ici si loin, le mystère est si prégnant, à la frontière entre le fantastique et le cauchemar, qu'on parlerait de film de genre si elle faisait du cinéma. Sa littérature n'a jamais été aussi proche de l'horreur. Mais on ne sait pas si le danger est réel ou si notre étrange héroïne le crée de toute pièce, enfermée dans ses propres délires (ou plus simplement dans sa perception des choses). Rien n'est évident, chaque phrase contribue à la grande ambiguïté qu'Ndiaye tisse patiemment et sans apporter jamais de réponse claire. Et si Maître Susane était, sans le vouloir et pleine de bonnes intentions, une certaine incarnation du mal, après tout ? Il y a beaucoup à picorer ici ou là, le texte dégage une certaine force, mais je pense que "La vengeance m'appartient" reste un roman moins abouti que "Rosa Carpe", "Trois femmes puissantes" ou "Ladivine" qui trouve presque un équilibre idéal.

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Comme dans son premier roman, Mbue a un talent pour créer de la tension et elle met le politique au centre de son roman. Son écriture ne fait pas d’étincelles, on le sait, c’est très simple et directe mais elle est une très bonne conteuse et on se prend vite à espérer que ce village africain victime d’une compagnie pétrolière américaine parviendra à obtenir réparation (même si on comprend vite en voyant l’étendu des dégâts qu’il n’y a probablement plus de réparation possible...). C’est David contre Goliath et Mbue n’est pas vraiment du genre à nous servir du rêve et du happy end à la louche donc on n’espère pas vraiment de miracle. S’engage un bras de fer physique, émotionnel, juridique, pendant des pages et des années. C’est fort mais un peu vain. Et puis elle coche l’environnement et les femmes après son premier roman qui cochait Lehman Brothers. Malin et best-seller mais pas tout à fait un grand livre.

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“La France goy“, c’est un peu l’histoire de l‘antisémitisme en France de 1880 à la première guerre mondiale. On y croise forcément Édouard Drumont, auteur de “La France juive“ (1886) et leader de ce mouvement chez nous. On croise aussi Léon Daudet, fils de son père et antisémite de la première heure, mais encore l‘affaire Dreyfus, le scandale du canal du Panama, les bouillons Maggi, le père de Jean Vigo et les anarchistes, Jean Jaurès, et le grand-père de Christophe Donner puisque les chapitres courts jonglent habilement entre la petite histoire et la grande. Donner donne un peu de souffle à tout cela, ce n’est pas du tout scolaire, on peut imaginer les heures qu’a passé l‘auteur à éplucher la presse de l’époque. Dans les meilleures moments ça évoque un peu du Vuillard mais sans avoir jamais l’impression que Donner a les moyens de transformer ces plus de 500 pages en grand livre. En fait j‘ai fini par m‘attacher et m’intéresser presque davantage à l‘histoire de son grand-père : l‘auteur aurait-il gagner à être un peu moins ambitieux et se contenter de cette modeste histoire plutôt que quarante ans de racisme et de presse peu reluisante ? En brassant tous ces sujets, Donner veut capturer une époque entière et finit par faire un peu du Wikipedia littéraire là où il aurait pu y mettre plus de lui-même.

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Une épidémie de peste se déclare en 1901 sur une île fictive au cœur de la Méditerranée. Comment intervenir et quelles mesures sanitaires prendre ? Pamuk déploie un jeu complexe, historique et politique, une foule de personnages secondaires et de détails, et fait se déchirer les différentes communautés religieuses. Le peste continue et frappe plus fort que jamais. Mais les hommes sont incapables de s’organiser ou plutôt de s’unifier face aux dangers et contraintes que cela implique. Le prix Nobel turque s’intéresse aux querelles de pouvoir, aux intrigues, greffe un roman policier (qui ne prend jamais tout à fait) et se perd parfois peut-être dans les détails de ces 700 pages sur la révolution et l’indépendance de l’île de Mingher (noms de rues, histoire du drapeau ou de la végétation sur l’île…). L’intention est presque borgesienne - décrire le faux tellement précisément qu’il en devient vraisemblable - mais c’est le dynamisme du roman qui en prend un coup. Pamuk a passé cinq ans sur ce projet, en soi très intéressant et troublant d’actualité mais on se demande si le livre aurait pu être édité autrement (oser des coupes ?).

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Seethaler aborde le mythe Gustav Mahler avec modestie et simplicité. Le compositeur, sur le pont d’un paquebot, sa fin est proche. Il repense à sa vie, ses réussites et ses échecs aussi retentissants l’un que l’autre. Comme dans ses autres romans, Seethaler écrit des scènes fortes qui restent particulièrement en mémoire, comme photographiées dans l’instant. Si le texte n‘est pas son meilleur, il trouve les mots pour raconter l’essence d’une vie, son drame, en décrivant avec précision la nature ou une scène bouleversante avec sa fille. Autant de petites choses qui sont sur le moment ordinaires et prendront avec les années une valeur immense. Il peut créer une émotion avec des moyens assez limités, quelques phrases courtes, rien de dramatique ou de spectaculaire mais qu‘il parvient à tenir par l’intensité de son écriture. On peut dire un peu vite qu‘il ne se passe par grand chose dans « Le dernier mouvement » mais pour moi c’est un livre d’une centaine de pages très riches en impressions.