Réapprendre à lire
Petit panorama de lectures contemporaines qui poussent la littérature (et le lecteur) dans ses retranchements, scalpel en main, en découpant le récit traditionnel. Formellement tout y passe : la grammaire, l'orthographe, la typologie sont renouvelés, réinventés, retravailllés. Tout ce que la ...
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créee il y a environ 13 ans · modifiée il y a plus de 9 ans
Scènes de la vie d'un faune (1953)
Aus dem Leben eines Fauns
Sortie : 1953 (France). Roman
livre de Arno Schmidt
bilouaustria a mis 10/10, l'a mis dans ses coups de cœur et a écrit une critique.
Annotation :
1959 : le très sérieux Spiegel consacre sa couverture et un article de quinze pages intitulé « , ; - :!- :!! » à un monumental chef d'œuvre. Manchette lui-même sert d'attaché de presse et note : « passé les quatre ou cinq premières minutes de surprise, la formidable limpidité ». Avec un monstre du calibre de ces "Scènes de la vie d'un faune", il convient en effet de réapprendre à lire. Schmidt maltraite la langue traditionnelle, écartèle la syntaxe, coupe, tranche, pare au plus pressé, saute dans des raccourcis verbaux et s'impose comme un des plus grands créateurs de formes d'après-guerre. Ses fulgurances poétiques, son savoir encyclopédique, son efficacité sur trois mots comme autant de coups de poignards, son humour grinçant, cynique, haineux, sont omniprésents dans les "Scènes..." et en font en quelque sorte le cousin (germain) de Mister Pynchon.
Soit quelques mois en 1939 de la vie d'Heinrich Düring, petit fonctionnaire à l'esprit brillant obsédé par l'étude de la cartographie, et témoin privilégié de la montée du nazisme comme une menace sourde. Schmidt prend soin de découper son texte comme on coupe le temps, en tranches fines, de petits paragraphes mémoriels comme des éclats pour parvenir ensuite à représenter à sa manière une carte spatio-temporelle de la guerre : les petits carrés que délimitent les cartes de Düring aux 1/1000ème trouvent leur équivalent dans les petits paragraphes de quelques mots qui sont les impressions fugitives de Schmidt pendant la guerre ! Comme une forme faisant papier calque avec l'obsession même de son personnage !
Dans son nouvel écrin (traduction audacieuse et nécessaire de Nicole Taubes), c'est le papa du post-modernisme qu'il convient de (re)découvrir.
La Foire aux atrocités
(traduction François Rivière)
Atrocity Exhibition
Sortie : 1969 (France). Roman
livre de J.G. Ballard
bilouaustria a mis 9/10.
Annotation :
Poème étrange et inquiétant composé de "romans condensés", cette Foire aux Atrocités est un objet littéraire d'avant-garde assez unique. Si vous pouviez, dans un tableau surréaliste, contenir l'essence même des années 1960, leur symbolisme, leur géométrie (tours de bétons, autoroutes infinies, ère de l'image), vous obtiendriez une peinture qui ressemblerait à "The Atrocity Exhibition". Roman post-Wahrolien, il est surtout un mash-up d'écriture automatique, de Name-Dropping - geste PoMo par excellence, d'obsessions ballardiennes (les accidents de voitures, le film de Zapruder), et de violence outrageuse et stylisée. Le sexe, le Vietnam, la géographie des corps. Les derniers chapitres zieutent vers l'art contemporain (Ballard publie depuis quelques années des publicités conceptuelles et prépare sa première exposition). Aussi ardu que brillant.
(la seconde édition, annotée par Ballard, donne quelques clés et éclaire sur la richesse du texte et ses multiples références).
Renégat, roman du temps nerveux (2005)
Abtrünnig. Roman aus der nervösen Zeit.
Sortie : 2010 (France). Roman
livre de Reinhard Jirgl
bilouaustria a mis 9/10 et a écrit une critique.
Annotation :
Au milieu des centaines de titres sortis ces dernières années il dépasse fièrement. Le roman Ko-lo-ssal de Reinhard Jirgl est plus épais, plus ambitieux, plus riche, plus dingue, et comme son sous-titre l'indique justement, plus « nerveux ». Voilà donc un livre traversé d'éclairs, un livre électrique, oui, tendu comme une flèche, terriblement noir, où ses personnages se télescopent comme des planètes qui auraient traversé des milliers d'années pour la grande collision de l'inutile. Chez Lelouch, ça fait chabada quand les fils tissés se rejoignent enfin : musique, happy end. Chez l'allemand Jirgl, la lumière ne filtre plus, deux berlinois noyés de chagrins vivent dans des dimensions parallèles. L'un est chauffeur de taxi, l'autre écrivain raté. Leur rencontre tardive n'y changera rien.
Il n'y a plus grand-chose à espérer de ce monde « aussi rigide et gris qu'une langue de fonctionnaire ». Aussi Jirgl s'en prend au langage qu'il tire, déforme, réinvente comme d'autres avant lui. « Je veux écrire ma langue dans une langue étrangère » dit-il et on pense aux envolées du grand Hubert Selby Jr. Reinhard Jirgl tutoie parfois les mêmes cimes, même si l'on pourra reprocher à ce roman protéiforme de fonctionner peut-être par moments de bravoure. Le livre a ainsi parfois des allures d'essai (virulent) sur notre société capitaliste, d'article de journal ou de soliloque incontrôlable, l'érudition étant souvent renversante. On sent qu'il y a derrière cette épaisse matière littéraire l'ambition de toucher quelque chose du doigt, peut-être la littérature totale. Le verbe et ses excès – les moins téméraires seront priés de s'abstenir.
Autoportrait
Sortie : 10 mars 2005 (France). Roman
livre de Édouard Levé
bilouaustria a mis 8/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
Toute écriture est un autoportrait. Levé écrit, alors il écrit sur lui. Le procédé prend des des airs d'écriture automatique. "Je formule peu de jugements tranchés sur la vie politique, l'économie, et la vie des affaires internationale. Je n'aime pas les bananes." On est dans la pure juxtaposition. De phrases. Des carambolages. Des idées qui se cognent. Mais si chaque phrase est ciselée et ajustée au possible, "Autoportrait" est un TOUT, un portrait à la Perec, construit dans l'idée d'épuisement. Épuiser un sujet par les mots. "Adolescent, je croyais que "La vie mode d'emploi" m'aiderait à vivre et "Suicide mode d'emploi" à mourir". Lu, relu, rerelu. Imité. Inspiré.
La ville est un trou
Sortie : mai 2007 (France). Poésie
livre de Charles Pennequin
bilouaustria a mis 8/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
Pennequin parle et écrit et ne reprend pas son souffle parce qu'il est un débit et parce que la ville est un trou, et quand il lit il a cette voix agaçante et il lit dans le métro, et il parle à haute-voix, dans son débit de fou, de bavard, et on pense à Louis-René des Forêts et on se demande toujours comment la phrase va évoluer, si tout ça a une fin, un terme, jusqu'où il la mènera et tout ça devient hypnotisant, oui, un peu fascinant cette ville, ce trou. Et on y tombe et on respire mais c'est trop tard.
JR
Sortie : 1975 (France). Roman
livre de William Gaddis
bilouaustria a mis 8/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
Dans le capharnaüm de Gaddis et de ces 1060 pages, les voix se superposent. On parle : dialogues, soliloques, publicités, radios, chansons, téléviseurs etc. Et ces mots, d'où qu'ils viennent, s'impriment sur la page comme une succession de bruits et d'impressions à peine distinctes. Si bien que le résultat est à la fois relativement illisible et totalement génial. La psychologie est aux portés disparus. Les mots parlent pour eux. Et pour ne rien gâcher, JR est férocement drôle : voilà un gosse de onze ans foutrement malin qui devient le nouvel empereur du capitalisme. Un roman sur l'argent, un roman sur l'Amérique.
Deux cents et quelques commencements
Deux cents et quelques commencements ou exercices d'écriture ou de lectures amusants.
Sortie : 10 mars 2011 (France).
livre de Marc Cholodenko
bilouaustria a mis 7/10 et a écrit une critique.
Annotation :
En quelques lignes se dessinent une histoire, un personnage, une situation, puis sans prévenir débute un nouveau récit. Effet auto-tamponneuse garanti. Deux cents et quelques commencements, donc, s'emboîtant les uns dans les autres pour procréer des possibilités d'histoires, engendrer des phrases, accoupler des mots, voilà le programme endiablé de ce livre. Roman ? Poésie ? Ecriture automatique ? Peu importe, avec ce concept jubilatoire on touche à la quintessence de la littérature.
Le verbe et l'imaginaire sur un piédestal ; le sens, lui, bousculé, malmené mais vaillant, on peut parler ici d'expérience de lecture (illisible diront forcément les mauvaises langues). Mais "Deux cents et quelques commencements..." est avant tout un plaisir à déguster, merveilleusement écrit, tout en finesse, en savoir et en phrases ciselées. A l'ère du zapping et de la presse gratuite, proposer quelques deux cents promesses de roman en moitié moins de pages tient du coup de génie.
Leçon pour un lièvre mort
Lecciones para una liebre muerta
Sortie : 9 mai 2008 (France). Roman
livre de Mario Bellatin
bilouaustria a mis 7/10 et a écrit une critique.
Annotation :
Si Borges n'est plus, la littérature hispanique se porte bien, merci. Pour preuve, le roman-puzzle du mexicain Mario Bellatin, "Leçons pour un lièvre mort", fait de 243 pièces qui ricochent, résonnent entre elles et parfois se répondent. Des bribes d'histoires fantastiques, hyper inventives et cohérentes, qui rappellent par ce jeu de miroir l'œuvre du gaucho. On n'y distingue jamais tout à fait ce qui tient du réel de ce qui bascule dans le fantastique. Bellatin parvient à nous tenir en haleine avec ce roman mille-feuilles sur la mort et l'écriture dont les enjeux souterrains semblent émerger à mesure que les morceaux se recoupent. "Leçons pour un lièvre mort" a tout du petit livre-objet plaisant : écriture sobre et déliée, esprit torturé et fourmillant d'idées et structure qui impose au lecteur d'être tout le temps en alerte. Une tortilla de concision et de modernité.
L'Homme-Alphabet (1993)
The Alphabet Man
Sortie : janvier 2011 (France). Roman
livre de Richard Grossman
bilouaustria a mis 7/10 et a écrit une critique.
Annotation :
Comme les deux mi-temps d'un match complètement dingue, il y a pour ainsi dire deux romans mêlés dans L'Homme-Alphabet de Richard Grossman. Sur près de 200 pages d'abord, un polar vaguement pynchonnien, qui ne rougirait pas devant le récent Vice caché du maître. Dialogues bien huilés, quelques hématomes par-ci par-là, et une intrigue qui pue le complot politique, bref ça joue à une touche (« file la métaphore » me conseille-t-on). L'équipe est emmenée par le fringant Clyde Wayne Franklin, personnage en quête de rédemption, mi-ange mi-démon, assassin de ses parents et poète de renom qui, le corps entièrement tatoué de lettres, traverse Washington à la recherche de Barbie, une prostituée. Un vrai pitch de ligue des champions ! Mais coup de sifflet. Tout le monde rentre au vestiaire : place en deuxième mi-temps au football total – le plus barré reste à venir.
La narration part soudain en vrille comme un dribble raté, la forme aussi, qui pourrait être dopée à la Douglas Coupland si le récit ne devenait aussi violent, noir et désespéré. « Hitchcockien » dit-on au Cherche midi, dans le sens où tout ce qui a précédé n'était que prélude ou Mc Guffin (notamment cette femme, Barbie) pour ce qui se profile. En réalité c'est Dante et son Enfer, rien de moins, qui ont inspiré à Grossman ces cercles de phrases dans lesquels le lecteur finit piégé comme un ballon dans les filets. Au centre de ces flammes vertes cauchemardesques, l'alphabet de Clyde Wayne Franklin devient un prétexte à une jonglerie maradonesque où le diable lui-même est appelé Le clown. Les pages semblent alors jaillir directement depuis son cerveau, de la pure oralité, quelque part à mi-chemin entre du Joyce et du Raymond Domenech. C'est donc, Dante oblige, une trilogie qui s'ouvre avec ce texte, à la manière d'une Divine comédie US modernisée, sous le titre American letters. Sous le chapiteau de Grossman, la littérature est aujourd'hui un cirque infernal, mais il promet de terminer sa série par un texte décrivant... le paradis ! Et si cette lecture hallucinatoire est parfois aussi éprouvante qu'un match contre le Real de Mourinho, elle nous laisse déjà espérer que 2011 sera l'année du beau jeu.
Motorman
Sortie : 14 septembre 2011 (France). Roman
livre de David Ohle
bilouaustria a mis 6/10.
Annotation :
Post-moderniste pur jus à la prose poisseuse, David Ohle décrit avec Motorman un futur glauque qui évoque irrésistiblement Eraserhead. Comme Burroughs dont il était l’ami, Ohle ne se lit pas tout à fait : il se ressent. Chapitres courts et nerveux, expérience paranoïaque, verbe incontrôlable. Il était temps de rééditer cette étrangeté.