Voyages au bout de l'enfer : l'URSS de Staline

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Si la machine concentrationnaire soviétique était un archipel, toutes les iles qui la composaient ne se ressemblaient pas, et si certaines sont désormais bien connues (les arrestations arbitraires, l’humiliation des interrogatoires, les procès iniques, les camps de travail forcé, la relégation en Sibérie…), d’autres restent nettement plus dans l’ombre comme celle que Soljenitsyne choisit pour son premier roman sur l’enfer du goulag (avant même la journée d’Ivan D) : la charachka, ou prison-laboratoire dans laquelle on faisait travailler des prisonniers politiques qui avait des habilités scientifiques. Tyranie et cynisme ont toujours fait bon ménage, et tant qu’à avoir des opposants intelligents sous la main, autant les faire travailler à améliorer le système d’espionnage qui sous-tend tout le système stalinien. C’est cette situation ubuesque qui sert donc de point de départ à l’auteur, et ce décor inédit, dans un ancien couvent de la banlieue de Moscou, qui lui permet de présenter une facette inconnue du goulag : moins violente physiquement, mais d’une cruauté mentale hors du commun. Effectivement, la petite troupe de Zek qui doit trimer jour et nuit sur des systèmes de codages vocaux a le temps de plaisanter, de discuter, de s’organiser, de flirter. Mais ils n’oublient jamais qu’ils sont comme des morts-vivants en sursis : à la moindre incartade, au premier caprice d’un responsable, ils peuvent être envoyés sur des chantiers aux cadences inhumaines, ou voir leur peine doublée, ou leurs proches ostracisés. C’est dans ce contraste permanent entre comédie et tragédie que Soljenitsyne montre un talent incomparable : il décortique tout à la fois les rouages du pouvoir, les veuleries des bureaucrates, les espoirs des idéalistes, la résignation des pessimistes, les aspirations de la jeunesse, les stigmates des innocents persécutés, non pas comme une litanie du désespoir mais comme une gigantesque ronde folle, une danse macabre mais joyeuse, énergique, turbulente où s’agite près d’une cinquantaine de personnages pour donner vie à cette farce absurde et poignante.