Jubilation de deux tomes que ce pavé-monde des plus immersifs. L'auteur démarre par un avertissent aux non-aguerris à la fiction spéculative. Pour les amateurs de SF, pas besoin d'être prévenus, c'est tout ce qu'on a toujours cherché.
En effet, ce qui peut être rebutant, c'est le nombre de néologismes que l'auteur aligne avec une aisance suffisante pour qu'on le croie réellement habitant de la planète Arbre. Arbre est semblable à la Terre en bien des aspects, notamment par le fait que ses habitants ont des bras, des jambes, des mains et des sciences. Pourtant, le terme « science » ne sera jamais prononcé. Tous les néologismes décrivent un fonctionnement de société propre à ce monde et à son rapport à la connaissance. Ce sont quelques définition de leur Dictionnaire qui ponctuent les chapitres et insistent sur l'importance de (re)définir les concepts. Entre deux péripéties bien visuelles, on plonge profondément dans de longues discussions philosophique/scientifiques. Autour du thème « L'Homme a-t-il découvert les mathématiques, ou les a-t-il inventées ? » (pour simplifier), plusieurs écoles de pensées ont vu le jour. Evidemment, une intrigue prend place, se développe, le monde s'élargit...
Ce livre contient beaucoup de choses rebutantes comme ces longues discussions et de très longues descriptions. Mais ça ne bute jamais car tout y est fascinant. D'abord parce que tout y est nouveau, le vocabulaire, l'architecture, l'organisation sociale, mais surtout parce que chaque discussion même stérile et chaque description même interminable vous en apprend sur ce monde. Rien n'est ordinaire. Ou plutôt, même l'ordinaire paraît nouveau. Certains mots compliqués ont des équivalents simples chez nous mais rien que le mot inventé pour le décrire définit un rapport totalement différent à l'objet ou à la technique qu'il désigne.
Il y a quelque chose d'Umberto Eco et Le Nom de la Rose dans ce roman, avec ces ascètes accaparés par leur soif de connaissance cadré et leur Discipline envers un mode de vie, les murs et escaliers entrecroisés dans lesquels ils vivent, avec la différence qu'ici, la grande érudition d'Umberto Eco est en intégralité imaginée.
J'aime beaucoup dans un bon livre de Fantasy me référer régulièrement à la carte géographique en début de livre. Ici, c'est une chronologie énumérant brièvement plus de 6000 ans d'histoire. Le texte est assez bien écrit pour s'en passer mais s'y référer permet une meilleure compréhension encore. J'ai un regret, faute à l'édition française, c'est de n'avoir accès à cette chronologie que dans le tome 1, et au glossaire rassemblant la bonne centaine de mots inventés qu'à la fin du tome 2. Ce livre contient un cosmos et n'a pas été pensé en deux parties distinctes, c'est simplement un roman coupé en deux, sûrement pour ne pas effrayer les lecteurs devant un gros pavé. Pourtant, je crois que ceux qui seront attirés par ce type de lecture sont des férus de pavés. Pour ma part, j'en aurais bien pris encore plus, arrivé à la fin. En revanche, pour défendre l'édition française, un sacré défi a été relevé par le traducteur (Jacques Collin), car le livre (sorti aux USA en 2008) a été longtemps considéré intraduisible et on comprend pourquoi. En plus d'inventer des mots, ceux-ci forment souvent des petites boutades qui jouent sur la langue. En le lisant, je me suis demandé à quoi ressemblait le livre en anglais, tant j'avais l'impression d'être devant le délire d'un intellectuel francophone. Chapeau.
La prouesse de Neal Stephenson (et de son traducteur) est de réussir à créer une lecture fluide en présence de tous ses ennemis (monde inconnu, nouveaux mots, nouveaux concepts, nouvelles techniques). Les longues descriptions décrivent mine de rien beaucoup de choses, des lieux très grands et labyrinthiques. De même pour les mots et les concepts, c'est riche mais il faut souvent se contenter du minimum de compréhension avant que la suite ne déferle sur les lignes. Il y a donc une qualité propre à un très bon imaginaire : la densité. Deux tomes c'est beaucoup, mais c'est finalement très peu comparé à la richesse du monde décrit, son développement, son intrigue. Le point de vue unique à la première personne a quelque chose à voir dans notre confort de lecture, une seule paire d'yeux est amplement suffisante à décrire cela. C'est même assez osé, car derrière la densité il y a le désir de rendre les choses faciles à saisir pour nous immerger. Là où d'autres auteurs choisiraient la polyphonie ou l'éclatement du récit pour une apparente complexité, Stephenson choisit le récit chronologique à la première personne, découpé en chapitre homogènes, à l'intérieur duquel la complexité peut s'épanouir.
Anatèm est un parfait livre de science-fiction par les (nombreux) thèmes qu'il aborde mais surtout par ce qu'il nous apporte. A travers ce monde inconnu, il met à mal notre rapport au savoir, notre rapport à l'autre, aux croyances, au mythique, il questionne notre organisation politique, et dans plusieurs domaines, il pousse très loin la spéculation sans jamais perdre de vue le plausible. Bref, comme un bon roman de l'imaginaire, il nous extériorise. Il nous sort de notre système de pensée, ce qui est indispensable à la santé de l'esprit. Stephenson n'a pas inventé tout ça tout seul, et sans les citer, il sait ce qu'il doit à tous les auteurs passés avant lui.
En plus de ça, on voyage, on en prend plein les yeux, plein les sens et plein la culture, et très souvent, on se marre.
Chef-d'œuvre.
Pequignon
10
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le 10 janv. 2019

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