Le monde semblait danser autour de lui. Malgré l'épaisseur du masque, monsieur Pervenche pouvait sentir le maelström d'odeurs étranges qui émanaient de la jungle. Des fleurs sans nom y déployaient leurs pétales multicolores, couvrant les environs de pollens charriant des effluves odoriférantes et sucrées. Une humidité mièvre rampait sous les arbres, montant le long des troncs comme un serpent, s'enroulant autour de branches chargées de lourds fruits mauves, jaunes, dorés ou rougeauds, avant de se laisser retomber sur un sol fait de feuilles pourries, couvertes de mousses et d'insectes. De cette masse en décomposition émanait la dernière odeur, omniprésente et puissante, faite de bois et de sève, mélange improbable de mycènes et de chlorophylle. Dans cette profusion de vert, bruni et bleui par endroits, monsieur Pervenche cherchait aussi à distinguer dès à présent une éventuelle présence animale. Après tout, il ne savait rien de la planète sur laquelle son vaisseau venait de s'éparpiller. La seule chose qu'il devinait, c'est que l'air y était irrespirable pour un humain et qu'un prédateur aurait tôt fait de s'en rendre compte.


Il avait bien interrogé a jeune femme (il avait décidé de l’appeler ainsi par commodité, bien qu'elle n'ait plus guère que la silhouette de l'humanité), mais elle ne lui avait pas permis d'apprendre grand chose. Elle parlait vite lorsqu'il l'avait saisie par le poignet, furieux qu'une enfant ait pu saboter si facilement des mois de travail. Surtout, elle employait un idiome que monsieur Pervenche n'arrivait pas à comprendre, un dialecte fait de sons suraigües. Il y avait cependant suffisamment de ressemblances avec certaines autres langues pour qu'à force de patience, d'écoute et de menaces, il put lui arracher une explication vague sur les raisons de son geste.


Elle était issue d'une région très religieuse, un endroit où le respect aux parents, à Dieu, aux rois et aux nobles écrasait chaque jeune gens d'un carcan dont il était impossible de s’émanciper. La plupart des jeunes filles qui, comme elle, était issue d'une noblesse prompte à marier sa progéniture par intérêt, étaient cloîtrées en attendant qu'un parti avantageux soit disponible. Cependant, il n'était pas rare qu'un garçon, simple passant ou visiteur accoutumé, s'éprenne d'une belle enfermée. Alors il mettait tout en œuvre pour l’arracher aux mains des mères supérieures, quittes à prendre d'assaut la place. C'en était arrivé à un point tel que certains couvents étaient fortifiés et gardés par des hommes d'armes. Mais rien n'y faisait : les attaques se poursuivaient, échouant de temps à autre, réussissant dans d'autres cas, en un ballet incroyable d'événements romanesques et de luttes entre familles.


Mais comme le disait la jeune femme, ces histoires se ressemblaient toutes. Systématiquement, les thèmes d'amour, d'honneur et de sacrifices y revenaient, au point qu'il n'était plus possible, au milieu de toute cette fougue, de se souvenir du nom des personnes impliquées. Qui, déjà, avait enlevé cette jeune fille? Qui d'autre avait mené une attaque contre un couvent fortifié et en était mort? Était-ce Marcello, Othello, ou un autre? Et d'ailleurs, pour quelle belle tant de sang avait-il coulé? Se nommait-elle Maria ou Julia, à moins que ce ne soit Olivia? Bref, dans ces récits qui frôlaient la légende, on finissait par s'ennuyer, même si l'on était une jeune femme qui n'avait que cela pour rêver de liberté. Et celle qui se tenait devant monsieur Pervenche n'avait pas envie que sa propre histoire ressemblasse à celles de toutes les autres, ni surtout qu'il y ait besoin d'un homme pour acquérir sa liberté.


Elle était parvenue à se faufiler hors des murs sans l'aide de personne. Mais il lui fallait encore regagner son monde natal. Ce fût tout ce qu'il put apprendre d'elle, car ayant passé son enfance entre quatre murs, elle ignorait tout de la faune de ce monde sur lequel elle voulait revenir. Monsieur Pervenche lui grogna que c'était désormais chose faite et qu'elle allait même pouvoir y mourir s'ils ne retrouvaient pas rapidement le chemin d'une ville. Commença alors un autre concert de glapissements : si elle était prise, on la reconduirait dans le cloître et elle le savait. Mais monsieur Pervenche n'en avait cure, sa mission était autrement plus importante. Après avoir récupéré quelques vivres dans les restes calcinés du vaisseau, il en activa la balise de détresse. Il était inutile de s'enfoncer dans une jungle hostile ; mieux valait espérer qu'on les trouve rapidement. Il parvint à faire comprendre à la jeune femme qu'elle pouvait toujours s'enfuir si elle ne voulait pas qu'on la trouve.


C'était cruel, mais surtout un bien mauvais calcul, qu'il regretta amèrement. Car sitôt qu'il lui tourna le dos, il senti deux petites mains s'enrouler fermement autour de son torse et, avec une adresse et une force qu'il ne soupçonnait pas, tenter de lui arracher son masque.

M-Pervenche
5
Écrit par

Créée

le 24 juin 2017

Critique lue 164 fois

M-Pervenche

Écrit par

Critique lue 164 fois

D'autres avis sur Chroniques italiennes

Chroniques italiennes
AlmostEasy
2

Critique de Chroniques italiennes par AlmostEasy

Il est vrai que, l'ayant lu pour les cours et non pas pour ma culture et mon plaisir personnel, je partais peut-être avec les mauvaises cartes en main. Et pour cause, j'ai doucement souris en lisant...

le 19 oct. 2012

3 j'aime

1

Chroniques italiennes
kerinis
7

Mon premier Stendhal

N'ayant pas lu "Le Rouge et le noir", je me suis dit que j'allais aborder cet auteur par le biais de l'Italie ! L'écriture est belle et fluide et l'histoire digne des meilleurs films de capes et...

le 30 déc. 2010

1 j'aime

1

Chroniques italiennes
AlexandreKatenidis
8

Un catalogue de vices

L'inceste, les amours cléricales, les trahisons familiales, les guerres sanglantes de pouvoir sont les éléments courants de la vie politique et sociale du XVIème au début du XVIIIème siècles dans...

le 20 sept. 2018

Du même critique

Civilization: Beyond Earth
M-Pervenche
9

Chapitre 2

Le vaisseau tremble. A bord, les objets commencent à sentir la gravité impitoyable de la planète, à mesure le réacteur sensé la compenser artificiellement faiblit; des outils roulent sur le grillage...

le 17 juin 2017

Chroniques italiennes
M-Pervenche
5

Chapitre 3

Le monde semblait danser autour de lui. Malgré l'épaisseur du masque, monsieur Pervenche pouvait sentir le maelström d'odeurs étranges qui émanaient de la jungle. Des fleurs sans nom y déployaient...

le 24 juin 2017