Charles, ou le meilleur moyen de ne pas boire du Roundup à la bouteille

Des livres qui ont changé ma vie, je veux bien, mais à part Le Code la route, et Le Code pénal, je vois pas trop. Par contre, il y a tous ceux qui m’ont donné envie de boire du Roundup à la bouteille. Je ne vais pas tous les citer, on y passerait la nuit et je préfère parler de ceux qui m’ont sauvé la vie. Ceux-là sont au nombre de deux : Les jours s’en vont comme des chevaux sauvages dans les collines de Charles Bukowski et Pensées de Blaise Pascal. Eux m’ont repêché au fond de la drogue, de l’alcool (c’est pareil), du deuil, de la séparation (c’est pareil aussi), de la solitude, des boites de pizzas ; ils sont allés me chercher tout au fond, là où j’étais tombé à pic… Ils sont allés me chercher en enfer comme des Orphée allant chercher leur Eurydice, moi, une Eurydice de pacotille, de nature mâle, une Eurydice avec un organe droit et des désirs ronds, des désirs de femmes, de soleil, de ballons dirigeables, de pains hamburgers et de vins à la belle robe.


J’annonce une critique des Contes de la folie ordinaire (1) et ron et ron petit patapon, je pars complètement en hors-piste. Ça laisse à désirer sur le plan méthodologique, mais je triche par gratitude, fidélité. Je m’installe dans une bande passante qui n’est pas la bonne pour la bonne cause, pour essayer d’attraper tous les passants et des passantes qui se demandent : tiens, au fait, qu’est-ce qui se dit du plus célèbre des livres de Charles Bukowski ?
Je voudrais leur dire, à eux, ainsi qu’à la terre entière si possible, qu’un recueil de poésie intitulé The Days Run Away Like Wild Horses Over the Hills a sauvé la vie d’un individu très ordinaire, un abonné du gaz : moi. Et je voudrais qu’on soit définitivement tous d’accord sur le fait que Charles Bukowski, c’est-à-dire le vieux poète dégueulasse à tête de gargouille, obsédé sexuel, alcoolique, n’a jamais existé que dans la tête de Bernard Pivot, de Marco Ferreri, de Jean-François Bizot… Et, parfois, en effet, dans la tête de Heinrich Karl Bukowski, né en 1920 à Andernach (Allemagne) et plus connu sous le nom de Bukowski, Charles ("comme Charles Baudelaire", disait Heinrich).


Buk, qui était en réalité une libellule en tutu, est probablement en partie coupable de sa légende, mais qu’importe. Maintenant, Bukowski fait partie de ces auteurs qu’on ne peut plus évoquer sans se sentir obligé de préciser : « rien à voir avec la légende » ; la barbe !
Donc bref : « Le vieux dégueulasse se shampouinait la tête chaque jour. Pour vivre très pauvrement, dans des chambres exiguës, il possédait tout de même deux ensembles. Pendant que l’un séchait à la fenêtre, il portait l’autre en ville. Chemise propre chaque jour. Propreté. Tenue. Simplicité. » (2). Et encore bref : il écrivait en 1974, dans une sorte de lettre au jeune poète : « Je ne suis pas fana du mot « merde », je le trouve plutôt, passe-moi l’expression, fadasse. J’ai en horreur les gens qui n’ont que ce mot à la bouche. Moi-même, remarque-le, je l’emploie assez rarement. » (3)


Au fond je me demande s’il ne faut pas être un buveur d’eau pour apprécier cet immense poète américain à sa juste valeur. Et pas n’importe quel buveur d’eau. Je parle d’un buveur d’eau qui, avant chaque gorgée, hésiterait entre un verre de Vichy catalán, une San Narciso ou une Lanjarón (les meilleures eaux du monde à mon humble avis). Bref, je ne parle pas de moi.


Moi, voyez-vous, je peux seulement dire que Bukowski m’a sauvé la vie. C’est une histoire un peu perso, j’ai moyennement envie de déballer ça. Mais disons qu’ils étaient deux, Charles Bukowski et Blaise Pascal, main dans la main, à mon chevet. Ils m’ont sauvé la vie quand plus rien n’avait de goût – pas même le sel – ils étaient les seuls au milieu des chants de consolation, des champs de consolateurs, à ne pas chercher à me verser du sirop dans les tympans, les seuls à me dire : « T’as le droit, mecton, t’as le droit d’être malheureux. » Ça ne m’avait pas rendu heureux, c’était pas le but, mais au moins, je ne me sentais plus coupable.


                     **Un poème est une ville**

un poème est une ville remplie de rues et d’égouts
remplie de saints, de héros, de mendiants, de fous,
remplie de banalité et de bibine,
remplie de pluie et de tonnerre et de périodes de
sécheresse, un poème est une ville en guerre,
un poème est une ville demandant à une horloge pourquoi,
un poème est une ville en feu,

un poème est une ville dans de sales draps
(…) (traduction Thierry Beauchamp)


a poem is a city filled with streets and sewers
filled with saints, heroes, beggars, madmen,
filled with banality and booze,
filled with rain and thunder and periods of
drought, a poem is a city at war,
a poem is a city asking a clock why,
a poem is a city burning,
a poem is a city under guns


(1) Titre original : Erections, Ejaculations, Exhibitions and General Tales of Ordinary Madness. Selon moi, et j’en ai lu & relu beaucoup, c’est le moins bon livre de Bukowski. C’est pourquoi je lui ai attribué la note de 1 sur 10 (c'est injuste). Par ailleurs, la préface de Jean-François Bizot a largement contribué à l’image d’un Buk vautré au milieu des cadavres de bouteilles vides, etc. On peut éventuellement la déchirer en sifflotant du Haydn.
(2) Buk et les Beats, Jean-François Duval, Michalon Editeur, 2014. Les fan(atiques) sont des gens odieux ; les fans de Buk sont souvent pires. Cet essai, écrit par un auteur bien sous tous rapports, suisse, est un des rares à avoir réussi à parler de Bukowski sans essayer de l’imiter. Son essai est précis, sobre, illustré de photos merveilleuses, et s’achève sur une interview tendre de Bukowski et de sa femme Linda.
(3) Un carnet taché de vin, Inédits, 1944-1990, Ed. Grasset & Fasquelle, 2015. Cet excellent choix d’excellents textes a été traduit par l’excellent Gérard Guégan. On y trouve mille preuves de la grande culture littéraire de Bukowski, ses réflexions sur Bach, Mahler, le style, les Français…

Mohammed_Dupondt
1

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le 20 sept. 2018

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