Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2018/03/de-cent-poetes-un-poeme.html


De cent poètes un poème, ou, car le titre japonais originel est fréquemment utilisé même de par chez nous, le Hyakunin isshu (ou Ogura hyakunin isshu, mais la forme abrégée est plus fréquente), est une anthologie de la poésie japonaise classique très particulière. On s’accorde généralement pour dire qu’elle a été compilée, vers 1235, par Fujiwara no Teika, le plus grand poète de l’époque de Kamakura, également le compilateur de la grande anthologie officielle d’alors, le Shin kokin wakashû (« nouveau recueil de poèmes japonais d’hier et d’aujourd’hui »). Le Hyakunin isshu relève davantage de la compilation privée… mais a connu une postérité des plus étonnante.


En effet, ces cent poèmes de cent poètes japonais, dont certains remontent à l’anthologie originelle du Man.yôshû, tandis que d’autres sont contemporains de Teika lui-même, mais la majorité renvoient à l’époque de Heian (un tiers environ de ces cent poètes appartiennent au clan Fujiawara, comme Teika lui-même, si à son époque cette très abondante famille ne gouverne plus le Japon depuis pas mal de temps déjà), ces cent poèmes donc ont bientôt orné des cartes (dont vous pouvez voir des exemples datant de Meiji ici, mais il y en aurait d'autres ; Teika lui-même semblait avoir procédé ainsi, dans un but décoratif), et la compilation poétique est finalement devenue… un jeu, également appelé Hyakunin isshu, toujours pratiqué de nos jours, et qui repose sur la mémoire et la vitesse.


Ces cent poèmes sont des tanka, donc des poèmes courts au rythme impair, composés de cinq vers, d’abord trois de cinq, sept et cinq syllabes, puis deux de sept syllabes chacun, pour un totale de 31 syllabes. Chaque poème est coupé en deux, un « tercet » et un « distique » ; quelqu’un lit le « tercet », et les joueurs, qui ont les cent cartes de « distiques » sous les yeux, étalées sur un tatami ou une table, doivent identifier la carte portant les deux vers qui complètent le poème. Le jeu du Hyakunin isshu est à l’origine associé aux festivités de la nouvelle année, mais il en existe des compétitions, y compris à l’échelle nationale, et on en trouve donc souvent des clubs dans les lycées, etc. Beaucoup de Japonais, même adultes, sont encore capables de réciter sans l’ombre d’une hésitation certains au moins des cent poèmes compilés par Teika, pour avoir joué en leur temps au Hyakunin isshu, envisagé comme un amusant outil pédagogique.


Ceci étant, savoir reconnaître un poème ne signifie pas nécessairement le comprendre. Ces tanka remontent souvent à mille ans de cela, voire davantage, et sont associés à une aristocratie de cour dont la culture n’a pour ainsi dire pas grand-chose à voir avec le Japon contemporain. En outre, leur compilation, semble-t-il donc par Teika, complique encore un peu la donne, car la poésie de Kamakura, qu’il incarne, prisait par-dessus tout la subtilité, l’allusion, le yûgen (profondeur mystique, ou mystérieuse), autant de notions très hermétiques pour un lecteur contemporain – c’est vrai pour un Japonais, alors pour un Français…


En fait, ce goût de la subtilité et de l’allusion a eu un effet pervers : une sorte d’affectation qui, en dépit de la mise en avant du yûgen, notion primordiale mais dont les contours peuvent paraître un peu flous, en fait plus ou moins une casuistique, une sorte d’affectation donc qui ne s’éloigne parfois guère de l’exercice de style. Gaston Renondeau le mentionnait dans son Anthologie de la poésie japonaise classique, mais c’est un trait souvent souligné chez d’autres auteurs, traducteurs et commentateurs également. On attend en effet du bon poème qu’il fasse référence à d’autres plus anciens (la citation est bienvenue, l’idée de plagiat ne fait pas vraiment sens, même si c’est la variation qui est encouragée, et l'allusion plutôt que la référence explicite), et qu’il comprenne des « jeux de mots », outre l’emploi de termes et d’images connotés pour désigner la saison, etc.


Tous ces poèmes ne brillent d’ailleurs pas par la spontanéité et la sincérité des sentiments, et c’est peu dire : nombre d’entre eux ont été composés dans le cadre des uta awase, compétitions poétiques officielles, auxquelles l’empereur lui-même prenait régulièrement part ; un juge ou un jury tranchait (on dispose de nombreux commentaires de Teika exerçant cet office, d’ailleurs), disant qui, de l’équipe « de gauche » ou « de droite » l’avait emporté, et pourquoi – en fonction de ces mêmes critères, la subtilité, l’allusion, le yûgen.


La traduction française n’arrange à vrai dire pas notre affaire. Il en existe plusieurs, au moins quatre, et il se trouve en fait que j’en avais déjà lu (et relu) une, dans Mille Ans de littérature japonaise, par Ryôji Nakamura et René de Ceccatty (qui avaient eu recours à des alexandrins, sauf erreur) ; celle-ci est due à l’incontournable René Sieffert – et je vous renvoie à ce que je disais concernant le rendu archaïsant dans ma récente chronique des Notes de l’ermitage de Kamo no Chômei. Ici, pour le coup, la langue est assurément élégante (et plus pertinente, je suppose, que la précédente traduction mentionnée – en fait, des différentes traductions françaises, c’est sans doute de loin la meilleure), mais aussi vraiment très, très contournée – ce qui contribue à rendre plus hermétiques encore des poèmes qui l’étaient déjà à la base…


Et, à vrai dire, les brefs commentaires, également dus à René Sieffert, qui accompagnent chaque poème, sont certes bienvenus (indispensables, même), mais pas toujours si éclairants que cela. Surtout, ai-je l’impression, ils soulignent souvent le caractère convenu de tel « jeu de mots » (matsu qui signifie à la fois « le pin » et « attendre », etc.), telle allusion à tel poème classique, les manches qui sont mouillées, j’en passe et des meilleures (?). L’impression de l’exercice de style en est souvent renforcée, qui ne contribue guère à l’appréciation des poèmes pour eux-mêmes.


Pour autant, ce n’est pas une lecture désagréable – d’autant que c’est un très, très beau livre. Sur un papier très épais (façon Canson), chacun de ces cent poèmes est traité sur une double page : sur celle de gauche, en haut, nous trouvons le poème en français (c’est là mon seul petit regret : j’aurais apprécié d’avoir également le texte japonais, en kanji et kana – j’ai cru comprendre que c’était le cas dans une autre édition de cette même traduction, pourtant), en bas quelques (brefs) commentaires de René Sieffert ; et sur celle de droite, nous avons une calligraphie en noir et blanc (mais avec le cachet de l’artiste en rouge), due à Sôryû Uésugi, et qui constitue d’une certaine manière elle-même un commentaire, en associant, de manière générale, deux caractères (si j’ai bien compris – je ne pige rien à la calligraphie…), qui répondent au poème, et dont la traduction française à son tour, en principe sous la forme de phrases nominales, figure en bas de page.


En fait, cette calligraphie produit, j’imagine, un effet similaire à celui des poèmes, sur votre ignare de serviteur : c’est beau – je n’y comprends rien, mais c’est beau…


Ceci étant, dans mon approche un peu timide et perplexe de la poésie japonaise, De cent poètes un poème n’est certes pas la lecture la plus convaincante et enthousiasmante – loin de là. Il me faudra peut-être y revenir, avec davantage de bagage… Mais il est bien trop tard pour le jeu – pas grave ! Déjà que j’ai du mal à retenir ces [scrogneugneu] de kanji…

Nébal
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le 4 mars 2018

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