J’avais déjà un mauvais pressentiment avant même d’ouvrir ce livre. Lors de mon passage en caisse, le libraire m’interpelle « Ah, vous verrez, c’est un très bon bouquin ! Ça permet de remettre les points sur les i, et de montrer le vrai visage de Bertrand Cantat, que certains ont tendance à oublier ». Stupeur, malaise. Ça part mal.


Dans le paysage musical français, peu d’artistes sont aussi clivants que Bertrand Cantat, et par extension son groupe, Noir Désir. Chouchous de la scène rock des années 90 et début 2000, Noir Désir conjuguait à cette époque succès critique, audace artistique et militantisme altermondialiste. Puis survint le drame de Vilnius : le 27 juillet 2003, Bertrand Cantat commet l’irréparable et tue sa compagne Marie Trintignant à la suite d’une dispute dans leur chambre d’hôtel. Aussi tragique qu’inattendue, cette tragédie déchaîna le débat public, divisant aussi bien la sphère publique que les fans de Noir Désir, contraints à un examen de conscience assorti d’une prise de position tranchée. La clémence de la peine retenue par la justice balte, à hauteur de huit ans de réclusion (finalement ramenés à quatre pour bonne conduite), ainsi que la volonté du chanteur de continuer à monter sur scène après sa libération, raviveront périodiquement le débat public autour du chanteur.


Faut-il encore accorder du crédit à Bertrand Cantat ? La décence doit-il le forcer à se retirer de la scène médiatique ? Streamer Noir Désir, est-ce participer au problème des violences faites aux femmes ? S’il appartient à chacun de former son opinion sur ces questions, il convient de le faire en connaissance de tous les éléments disponibles sur le sujet, largement disponibles et répandus à présent. Et c’est précisément là où mon mauvais pressentiment initial se réalise : malgré sa parution près de 10 ans après les faits (2013), ce livre est malhonnête, complaisant et explicitement choquant.


L’homicide de Bertrand Cantat est raconté par le seul prisme de sa version des faits. A propos du suicide en 2010 de Krisztina Rady, épouse du chanteur, qui a pourtant fait aussi couler beaucoup d’encre et provoqué une nouvelle procédure judiciaire, l’auteur se montre très peu loquace (16 lignes, ni plus ni moins). Pire encore, il se contente de qualifier d’ « inexplicable » l’acte de son épouse, et de déplorer les conséquences de cet acte pour Bertrand Cantat, cet « individu qui, hier encore, tentait lentement de se reconstruire ».


Sont notamment passés (volontairement ?) sous silence les éléments suivants :



  • Concernant l’homicide de Vilnius, l’analyse des médecins légistes va à l’encontre de la version donnée par Cantat (19 coups, dont 4 à la face, donnés à poings fermés contre 4 gifles selon Cantat) ;

  • Concernant le suicide de son épouse Krisztina Rady, le contenu d’un message vocal envoyé à ses parents six mois avant son suicide a été retranscrit dans l’ouvrage « Bertrand Cantat Marie Trintignant. L’amour à la mort », publié en 2013 par deux journalistes. Krisztina Rady y raconte les violences qu’elles subissaient de la part de son mari, le désespoir et l’impuissance qu’elle avait face à cette situation. Des enquêtes ont été ouvertes suite à plusieurs dépôts de plainte, sans qu’aucune n’aboutisse faute d’éléments probants ;

  • A la sortie de prison de Bertrand Cantat en 2008, Noir Désir s’était brièvement reformé. Expérience de courte durée puisque le groupe se sépare deux ans plus tard à la suite d’une dispute entre Bertrand Cantat et le guitariste Serge Teyssot-Gay. Denis Barthe, batteur du groupe, racontera cet accrochage au journaliste Marc Besse, récit rendu public en 2012 dans son livre « Noir Désir à l’envers, à l’endroit ». Selon ses dires, Bertrand Cantat se serait alors positionné en victime, rejetant sa faute lors des événements de Vilnius et du suicide de son épouse. Il aurait également accusé les autres membres du groupe « d’avoir besoin de sa notoriété ».


    Et que dire du paragraphe de conclusion du chapitre consacré au drame de Vilnius, qui se vautre dans la fange de l’indécence le plus répugnante :




J’envie ceux qui ne prennent jamais de mauvaises décisions, ne
commettent jamais d’erreurs… Non, en y réfléchissant bien, je ne les
envie pas tellement. La phrase qui revint le plus souvent, chaque fois
que j’évoquai « l’affaire » avec des amis, fut celle-ci : « Ça aurait
pu arriver à n’importe lequel d’entre nous… ». Comme si chacun
s’interrogeait à voix haute sur sa propre part d’ombre.



Le reste de l’ouvrage, qui constitue tout de même les 9/10ème de son contenu, est plutôt bien documenté et offre de nombreuses anecdotes intéressantes sur la genèse du groupe, son engagement artistique total et son militantisme appuyé. Hélas, le ton est bien trop élogieux et l’auteur bien trop complaisant pour pouvoir pleinement apprécier les qualités documentaires de ce livre.

JLTBB
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le 1 mars 2020

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