Un titre-programme pour une narration qui cache sous sa modestie un talent pour l'horrible imprévisible.
Un premier roman issu d'un appel à textes (pour les 20 ans de Folio SF), c'est à double-tranchant. Soit l'un de ces génies inconnus hors-circuit accède enfin à une publication, soit dans leurs délibérations à démocratie forcée, les membres du jury et leurs multiples goûts et affects sélectionnent le moins pire de ce qui peut tous les convaincre. Quoi qu'il en soit, ce roman est, peut-être pas une réussite, mais un bon roman.


C'est travaillé et ça se voit. Dans chaque paragraphe se ressent la volonté de ne pas en dire trop tout en étant évocateur au maximum. Ainsi le passé d'un personnage est résumé à son anecdote la plus intense. Ainsi une ville entière nous passe devant les yeux en quelques phrases. Ainsi les personnages principaux sont réduits au plus petit nombre capable d'incarner le fonctionnement d'une société. Une société qui est, de surcroît, inventée de toute pièce et donc passe au lecteur avec cette épure. Le world-building se fait dans le récit, l'élément déclencheur étant la première action décrite, du point de vue des étrangers et non du "monde oublié" s'apprêtant à voir pour la première fois depuis trois cents ans, des étrangers.


Ce monde, on le devine, sans que cela soit précisé clairement, est issu de la piraterie, donc cosmopolite. Il est donc bien sûr issu de nos multiples imaginaires dans ce domaine, armes blanches, armes à feu, physiques estropiés, pratique du meurtre et de la justice expéditive, pouvoirs magiques et (presque) créatures monstrueuses. Mais vieille de trois cents ans, isolée sur un bout de terre limitée, cette société a dû gérer sa population. C'est là la grande originalité de cette histoire: la main et ses phalanges, des personnages fascinants moins par leurs personnalités que par la condition et la fonction sociales responsables de ces personnalités. Pour la Main, une condition médicale et familiale s'ajoute à ces facteurs externes de construction de l'identité. Par ce personnage, Derniers jours est un livre politique. En tout cas, il déséquilibre nos représentations de ce que peut être dans nos idées reçues un chaman, une sorcière ou même un bourreau en faisant de la Main un personnage qui subit totalement ce qui lui arrive, de sa fonction sociale à sa chair elle-même.


Derniers jours c'est aussi le talent de l'imprévisible, dont on ne pourra que voir l'inspiration Game of Thrones. Le goût du sang, de la pulsion destructrice, de la stratégie politique se complaisant dans l'abject, des excès qu'engendre la nécessité, tout cela dans l'inattendu; et puis il y a cette méfiance envers les physiques avantageux et, forcément, une sensibilité aux difformités (brillamment incarnée dans un nourrisson). Référence identifiée n'entrave pas nécessairement le plaisir. Et puis, bon, référence incontournable peut-elle ne pas faire référence ?


Le titre, programme de lecture, est presque salvateur car nous annonce une fin de monde qui sans lui aurait peut-être été une facilité. Un écrivain inventant un univers, confronté au fil de sa réflexion à ses propres incohérences, ne trouve souvent d'autre choix que de mener cet univers à sa destruction, par ses incohérences mêmes. Consciente de cela, Chris Vuklisevic, elle, prend soin de faire de ce parcours celui de son récit et de le diviser en étapes claires (un jour, un chapitre), sans ramifications incontrôlées ou presque (contrairement à un certain George R.R Martin) pour un roman simple de 350 pages, bel et bien terminé.


Il n'est pas chose aisée de retenir sa plume une fois un tel monde démarré. Chris Vuklisevic, elle aussi, s'est sûrement retrouvée tentée de nous offrir une épopée d'une trentaine d'années dans laquelle une jeune capitaine continuerait sur les fameux continents, dont les rares images fournies laissent penser qu'il y aurait là matière à plusieurs romans. Et puis, il y a les mers, territoire des pirates, et cette Grande Nuit que l'on ne nous décrit jamais... Mais elle s'est tenue à cette force d'évocation, quitte à nous frustrer de ne pas plus explorer l'extérieur de sa petite île. Une grande modestie pour une plus grande puissance de lecture.
Une leçon que pourraient prendre certains univers à rallonge qui, non sans un certain sadisme, j'en suis persuadé, amenuisent lambeau par lambeau les quelques territoires restant à nos imaginaires.


Alors, une réussite totale ? Il reste encore trop de candeur et de perfectionnisme de débutant là-dedans et quelques mauvais choix selon moi. L'explication évasive à des pouvoirs magiques, aussi assumée, humoristique et poétique soit-elle, sonne malgré tout comme un aveu d'échec face à des tentations uniquement visuelles. Parmi plusieurs d'entre elles, un tatouage volatile se retrouve alors fort plaisant à voir bouger mais finit comme un élément incongru par manque d'intégration à un univers qui jusque là se tenait quelque part sur le fil du rationnel, notamment par le personnage de la Main. C'est peut-être le lecteur de Hard SF, là, qui fait la fine bouche. Et peut-être un peu de trop de feu, bon, oui.


Après un objet aussi finement ciselé, on ne peut que souhaiter à Chris Vuklisevic la suite de ses idées.

Pequignon
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le 24 mai 2021

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