Dr Adder
7.6
Dr Adder

livre de K.W. Jeter (1984)

Warning : Cet article a précédemment été publié sur les pages du site désormais disparu www.cafardcosmique.com
Veuillez excuser le ton un peu libre de cette prose (qu'il faut évidemment prendre au second degré), ainsi que l'introduction désormais totalement dépassée puisque le roman de K.W. Jeter a été réédité aux éditions ActuSF en 2014. Mais je n'ai rien changé au texte d'origine par pur plaisir de le retrouver dans son propre jus.


Peut-on prétendre être un amateur de SF averti et ne jamais avoir lu Dr Adder ? Eh bien non ! Voilà, c'est dit, si vous n'avez pas lu Dr Adder vous êtes un imbécile. Ne le prenez pas mal, j'ai personnellement été un imbécile pendant 30 ans. Remarquez, selon Kurt Vonnegut si vous n'avez pas lu Tocqueville vous êtes un crétin, donc si vous n'avez lu ni Jeter ni Tocqueville vous êtes un imbécile doublé d'un crétin. L'ennui, c'est que vous risquez de rester un imbécile durant encore pas mal de temps, puisque la dernière édition de Dr Adder date de 1993, chez feu la collection PdF. Le roman n'est pas forcément introuvable, mais le dénicher reste une affaire de chance ou de ténacité. Souhaitons que Folio SF, qui détient les droits du catalogue PdF, se décide un jour à faire preuve d'intelligence (ou de courage) et nous propose une nouvelle édition de, soyons fous, tous les romans majeurs de K.W. JETER.

"Monsieur, vous avez écrit un livre dégoûtant !"


Autant éviter les circonlocutions inutiles, Dr Adder est une claque monumentale, une claque annoncée certes, notamment par notre ami AK (cf. http://pigface.club.fr/Dr-Adder-critique.htm), mais une claque tout de même. Du genre gros coup de poing dans la face, qui déchausse les dents et laisse comme un goût de sang dans la bouche, bien longtemps après la dernière page tournée. Le roman a par ailleurs le bon goût d'être accompagnée d'une postface de Philip K. DICK, ami patenté de JETER, qui a le mérite de mettre clairement les choses au point. Nul spoiler dans cette postface, qui peut tout à fait se lire en introduction et permet de comprendre rapidement que l'on tient dans les main une sorte d'ovni de la littérature, un chef d'oeuvre qui aura mis près de douze ans avant d'être édité. Roman précurseur, roman bien trop en avance sur son temps et ses mentalités étriquées, roman qui dès les premières pages rappelle le très puissant Jack Barron, notamment par son style coup de poing, violent et sans concession. Certes, en ces temps où la littérature a largement franchi les limites du bon goût, Dr Adder impressionnera sans doute moins le lecteur chevronné ; il n'empêche que replacé dans le contexte de sa publication, que dis-je, dans le contexte sa gestation littéraire puisque la roman a été publié en 1984 mais écrit en 1972, Dr Adder est tout simplement une petite bombe. 

Ouais d'accord, mais finalement, ça parle de quoi Dr Adder ?


E. Allen Limmitt débarque de Phoenix dans un Los Angeles légèrement pourri pour rencontrer le fameux Dr Adder, sorte de chirurgien à la Frankenstein ; un garçon excessivement doué, mais qui use son talent à des tâche pas très reluisantes. Du genre amputer une ribambelle de prostituées destinées à assouvir les fantasmes malsains de clients qui prennent gentiment leur trip en sodomisant de pauvres putes cul de jatte (ça c'est pour la version grand public, parce que les modifications chirurgicales sont parfois encore plus extrêmes). Mais avant de rencontrer le grand gourou du bistouri, Limmitt traîne gentiment dans l'Interface, sorte d'immense avenue où traînent ces fameuses putes amputées, accompagnées de leur mac, ainsi qu'un bon paquet de zonards aux intentions plus ou moins louches. Oubliez Bervely Hills et les séries à la con d'Aron Spelling, le Los Angeles de Jeter ressemblerait plutôt à Watts ou à Compton, en pire. Les déambulations de Limmitt l'amènent à visiter d'autres endroits sympathiques comme Zone-Rat et ses groupuscules révolutionnaires, ou bien encore les égoûts de L.A. (en compagnie d'une décérébrée folle de sexe), le pire étant probablement Orange County et ses rupins à moitié lobotomisés, qui vivent dans des appartements high-tech en rêvant de parcs d'attraction pornos (avec des androïdes-putes, parce que faut quand même pas déconner). 

Pandanlagl


Le parcours initiatique de Limmitt, sorte de déniaiserie version hardcore, est l'occasion pour JETER de fustiger une bonne fois pour toute cette putain de société de consommation de merde où toutes les valeurs sont brûlées sur l'autel du pouvoir et de l'argent, où tout est permis pourvu qu'on ait l'ivresse. Société pervertie et sans repères, société quasi anéantie, société agonisante qui se décompose en dégageant une violente odeur de cadavre et de pourriture, le Los Angeles de Dr Adder nous est finalement bien plus proche qu'il n'y paraît. Très imagé et excessivement esthétique, le roman de JETER impressionne par la puissance et la force de son style, par ses envolées fulgurantes, par ses personnages hallucinants (et hallucinés), par ses descriptions d'une noirceur rarement atteinte en SF, mais surtout par un discours extrêmement dérangeant où le sadisme, le voyeurisme et l'hystérie ne sont finalement qu'une façade à une réalité bien plus effrayante encore.

Vous en voulez encore ? Non ! Lisez Dr Adder, démerdez vous pour le trouver ou bien crevez la gueule ouverte en restant un imbécile.


Extrait 1:
« Tu tiens vraiment à le savoir ? Insista-t-il.
Ouais, fit-elle, en s'efforçant de maîtriser le tremblement de sa voix. Accouchez.
Parce que ça suffit pas d'avoir été une connasse et une pute typique des collèges d'Orange County pour devenir une pauvre pute typique de L.A. Ta chute, ta dégradation ne serait pas assez dure. Pour toi, il faut qu'elle soit exceptionnelle, qu'elle se produise du haut de l'échelle vers le cloaque le plus immonde que t'aies vu dans ces grotesques shows télé de Mox qui excitent tant les idiotes autodestructrices comme toi. Ecoute-moi bien... (sa voix se baissa brusquement de plusieurs octaves)... vous êtes toutes pareilles ; t'es pas exceptionnelle ; t'atteindra pas le fond, il est en dessous de tout ce que t'atteindras jamais ; et, en définitive, t'en auras pas plus que quand t'étais un gentil petit bébé suçant son pouce sur les genoux de son papa à Orange County. 
Merci, fit-elle. Vous, au moins, vous savez remonter le moral des gens. C'est pour ça que j'ai baisé avec vous ?. »
Extrait 2 :
« C'était qui ?
- J'en sais foutre rien. Les lettres de leurs combinaisons étaient O.F.P., je crois. Je les vois de temps en temps dans le coin, de loin, et j'ai entendu d'autres solitaires parler d'eux. En tout cas, ils chopent
seulement les mecs du dessus qui sont descendus dans la Ligne-Cloaque. Ils foutent la trouille. Un type m'a raconté qu'il avait entendu dire que c'était une bande de cinglés, des gourmets d'Orange County à la recherche de nouvelles saveurs. Ils veulent pas de nous, les habitants des égouts, parce qu'on a le goût de merde.
Putain mais qu'est-ce que je fous ici ? Pensa Limmitt. Voilà ce que c'est de lire toute cette saloperie de science-fiction. On finit par accepter à peu près n'importe quoi. »

EmmanuelLorenzi
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le 27 nov. 2018

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