Dracula
7.7
Dracula

livre de Bram Stoker (1897)

Il me semble inutile de revenir sur le caractère victorien de Dracula. Il paraît évident que le roman illustre à merveille la bonne conscience, la misogynie, le mépris de classe et la xénophobie que mettent en lumière, à la même époque, la parution de Dr. Jekyll et Mr. Hyde et l’affaire de Jack l’Éventreur – d’après moi deux visages d’un même mythe, il me semble en avoir parlé dans une autre critique.
La question serait plutôt de savoir quel regard le roman porte sur cette conception du monde. Défense ? critique ? avec quelle part de malgré soi ? D’un côté, j’ai du mal à imaginer qu’on puisse lire le moindre passage du roman d’un œil pornographique, ou même érotique, ou seulement torride, ou juste vaguement fiévreux… D’un autre côté, il me semble que la société britannique autour de 1900 était suffisamment corsetée pour que la description des trois fiancées du comte ou l’épisode de la morsure de ce dernier par Lucy suscitassent chez le lectorat d’époque des afflux sanguins et des sécrétions voluptueuses.
D’une façon plus générale, qu’est-ce que Stoker avait en tête quand il écrit, dans une lettre de Lucy à Mina : « Je plains cette pauvre Desdémone et les histoires qu’elle a dû écouter, racontées en plus par un homme noir ! Mais je suppose que nous autres, femmes, sommes tellement lâches d’épouser un homme uniquement parce que nous croyons qu’il pourra nous protéger de tous les dangers possibles et imaginables. » (p. 112 de l’édition « J’ai lu ») ?
Cela dit, non seulement la question ne me semble pas si intéressante que cela, mais y répondre n’expliquerait sans doute pas pourquoi on lit encore Dracula, à une époque où on demande aux femmes d’être des princesses guerrières ou des guerrières, mais de plus en plus rarement à des princesses, à une époque surtout où n’importe quel gosse de dix ans muni d’une connexion internet est susceptible d’avoir sous les yeux des pieux plus troublants et plus durs (désolé…) que celui qui achève le comte en plein cœur. Peut-être faut-il lire Dracula comme on visite un monument…
Ouais, il faut aussi être honnête : Dracula est un mauvais roman. Je ne reviens pas sur les personnages, trop victoriens pour être intéressants, même Van Helsing étant d’un seul tenant : les hommes jouent les chevaliers servants (1), les femmes restent à leur service et / ou s’évanouissent à la moindre émotion (2), avec une mention particulière pour Lucy, qui meurt deux fois comme elle a vécu, c’est-à-dire sans comprendre, et pour qui le roman se résume à une histoire de troubles du sommeil. Évidemment, tout met en valeur Dracula, destructeur de la société, de l’espace, du temps, de la raison… Mais il me semble qu’il y avait la place pour d’autres personnages intéressants.
Quant à l’intrigue… Disons que si c’était très long, ce ne serait pas gênant. Là, non seulement c’est très long, trop long, mais c’est particulièrement déséquilibré, l’essentiel de l’intrigue se trouvant dans le troisième quart du livre. Il y a, du reste, une quantité incroyable de redites. Le principal intérêt de la fiction épistolaire (3) – et c’est pourquoi les Liaisons dangereuses sont un chef-d’œuvre – est de laisser des vides cruciaux que le lecteur prendra plaisir à combler. Or on ne trouve rien de tel dans Dracula, qui sous-emploie la forme épistolaire – et se prend parfois les pieds dans le tapis : « je vous en envoie donc une copie » (p. 56), écrit Lucy dans son journal
À la vérité, je crois que si le personnage de Dracula est devenu un mythe, c’est plutôt grâce à Béla Lugosi ou Christopher Lee. Le mythe s’est constitué malgré Bram Stoker. Et je reviens à la question du tableau social dressé par son roman : il me semble que Stoker n’est pas dupe du caractère victorien de son roman, mais qu’il ne sait pas faire autrement. Avait-il seulement les facultés suffisantes pour faire autrement ? et pour construire un roman valable ?
Un mot sur la traduction, pour finir. J’ai lu celle de Jacques Sirgent, présentée comme « la seule traduction intégrale disponible ». C’est aussi, à ma connaissance, la seule qui malmène à ce point la conjugaison (« le professeur et moi-même la veillèrent », p. 179) la syntaxe (« je ne sais rien d’autre que je partage votre avis », p. 452) et le vocabulaire (« les réservations que vous avez émises », p. 372).


(1) Il faudrait un jour faire une étude sur cette virilité britannique honorable et colonisatrice, de Dracula à Blake et Mortimer en passant par Fawcett et Kipling.


(2) C’est peut-être ce qui caractérise la mentalité victorienne : la peur de l’émotion.


(3) Composé non de lettres, mais d’extraits de journaux intimes, Dracula n’est pas un roman épistolaire. Mais la technique est la même.

Alcofribas
7
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le 9 nov. 2019

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