À quoi sert cette critique ?


— Si vous avez lu le tome 1, vous savez déjà si vous lirez le tome 2.
— Si vous avez pas lu le tome 1, ma critique en dit déjà l'essentiel, qui reste vrai pour le tome 2.
— D'autres ont déjà écrit des critiques du tome 2 et dit tout ce qu'il y avait à en dire.


Puisque qu'il semble que cette critique ne serve à rien (mais je reviendrai sur cette notion d'utilité), que presque personne ne va la lire, et qu'à la fin, qu'on la lise ou pas, je suis pas payé, je peux donc faire ce que je veux, genre un texte complètement en dehors de ce qu'on attend normalement d'une critique ("l'habitude tue l'amour", nous dit Vaquette), jusqu'à parler d'autre chose que du livre.


Je vais en parler aussi (on est pas chez Desproges), mais pour en parler, je vais parler d'art, de Vaquette, et surtout, de moi.


Je suis un nihiliste.


Je l'entends comme ça : là où la plupart croient, consciemment ou pas, que la valeur est intrinsèque, absolue et terminale, je crois moi qu'elle est extrinsèque, relative, et instrumentale.


Définitions :


— La valeur, c'est ce qui présente un caractère désirable, prescriptif, c'est ce qui doit être (ou devrait être). Quand je parle d'esthétique (beau/laid, délicieux/fade), de morale (bon/mauvais, juste/injuste) ou de raison d'être (utile/inutile, sens/non-sens), je ne fais pas que décrire la position d'un objet dans une échelle de valeur, j'exprime un jugement sur la position où il devrait être (ce que signifie ce "devoir être" va dépendre de si on est un nihiliste ou pas, j'y reviens).


— Si la valeur est intrinsèque, elle est propre aux objets, aux personnes, aux actes, au même titre que la masse et la température ; c'est une propriété physique qu'on peut mesurer de façon objective. Si elle est extrinsèque, elle ne dépend pas des choses elles-mêmes mais des individus qui regardent et jugent ces choses ; elle n'est pas une propriété physique, mais une impression subjective.


— Si la valeur est absolue, elle est la même partout et tout le temps ; les échelles de valeur sont indépendantes des modes, de la culture, de l'éducation, de l'expérience ou du point de vue, et dans l'idéal, tout le monde peut découvrir ces échelles et arriver à la même conclusion ; le beau, le bien, la raison d'être sont des constantes. Si la valeur est relative, elle dépend du contexte ; les échelles de valeur sont aussi variées que les individus, et au lieu d'une unique vérité physique, il y a de multiples vérités conventionnelles propres à différents groupes humains ; le beau, le bien, la raison d'être sont des variables.


— Si la valeur est terminale, elle existe en elle-même et par elle-même, elle est sa propre justification ; le beau, le bien, la raison d'être sont désirables, impératifs en tant que fin, il faut y aspirer par principe. Si la valeur est instrumentale, elle n'existe que comme moyen vers la satisfaction d'un instinct ou d'un désir, et seul ce dernier a un caractère terminal ; le beau, le bien et la raison d'être, leur désirabilité ne se comprend que comme le chemin obligé vers une destination unique, l'outil approprié à une tâche précise.


En plus simple : le nihilisme, c'est rejet de la foi. Pas seulement de la foi en Dieu, dans la nature, en l'homme ou dans le surnaturel, mais la foi au sens large de toute croyance dans un concept abstrait impératif, indémontrable et irréfutable. Je rejette la foi religieuse, la foi humaniste, mais aussi la foi dans la morale, la justice, les nations, les idéologies, la famille, le clan, l'ethnie, la race… et dans l'art.


La plupart des gens sont des positivistes — ils ont foi dans au moins certains concepts abstraits, mais rarement avec cohérence, car la foi se heurte souvent au réel, et il est plus facile de plier ses croyances à la réalité que l'inverse. Si je me détache moi de l'écrasante majorité par mon nihilisme, Vaquette lui s'en détache par la cohérence de son positivisme : chez Vaquette, la foi est pure de tout compromis. Pas n'importe quelle foi, pas la foi religieuse ou nationale (on pourrait en débattre, mais je n'y reviens pas), mais la foi dans l'homme, la foi dans la morale, et surtout, la foi en l'art.


Mon rejet de la foi me conduit à rejeter la notion d'âme — pas juste au sens religieux, mais au sens de l'individualité propre d'une chose ou d'une personne, de sa nature abstraite irréductible, séparée de ses caractéristiques physiques, dans une vision dualiste de la réalité. J'adopte à la place à une vision structuraliste où l'identité est une illusion, où chaque objet et chaque personne est le produit de l'ensemble de ses traits physiques, de son histoire et de son contexte, et changer un seul de ces éléments change l'ensemble.


Ceci me conduit au rejet de la notion de libre arbitre ; si nous sommes entièrement le produit de notre physicalité, il en va de même pour les choix que nous faisons. S'il n'y a pas d'individualité propre, alors un choix entièrement détaché de la physicalité d'un individu, entièrement libre de toute causalité matérielle, est un choix fait au hasard.


Et s'il n'y a pas d'âme, s'il n'y pas de libre arbitre, s'il n'y a pas, en somme, de singularité individuelle qui élève un homme au-delà du statut de machine biologique complexe mais strictement déterministe, ça pose un gros problème pour la notion d'art.


En préface à son Portrait de Dorian Gray (auquel Vaquette fait référence dans ce tome II), Oscar Wilde affirme que l'art, c'est ce qui ne sert à rien. Ignorons le paradoxe d'une telle affirmation en ouverture d'un roman d'apprentissage (j'ai pas lu le Portrait de Dorian Gray, mais vous allez voir si ça m'empêche d'en parler) qui délivre explicitement au lecteur une leçon de vie et de morale, tout sauf un roman dépourvu d'utilité affichée, donc — Wilde a écrit sa préface pour défendre son œuvre contre les critiques, peut-être que sous le coup de l'émotion il n'a pas choisi le meilleur ni le plus cohérent des arguments, ou peut-être que c'est une facétie de sa part, une provocation, il affirme par défi que l'art ne sert à rien alors qu'il pense le contraire — peu importe, prenons l'argument tel quel et examinons-en les ramifications.


En disant que l'art ne sert rien, on cherche à le dégager de toute contrainte utilitaire, à le distinguer de l'artisanat, de l'ingénierie, du divertissement, du jeu, du liturgique ou de l'éducatif — ce qu'on peut appeler les contraintes de destination. Mais on cherche aussi à le dégager des contraintes d'origine : l'expression artistique doit provenir de l'âme inaltérée de l'artiste, de son libre arbitre ; l'artiste doit créer quelque chose de totalement singulier et original, sans se laisser influencer par la mode, la bienséance ou l'idéologie dominante, sans que ça réponde à l'appel de la gloire, de la fortune ou du pouvoir.


Cette définition réduit de manière drastique — et surtout biaisée — le champ de l'art. Elle exclut presque toute œuvre d'avant l'ère romantique, en grande majorité produites sur commande ou sous la protection d'un mécène, et toutes pourvues de fonctions religieuses, politiques, didactiques ou divertissantes explicites. Exit donc Bach, Mozart, Beethoven, Molière, Shakespeare, sans même parler de tous ceux qui sont venus avant. Exit aussi la plupart des œuvres produites hors de l'Occident, où la séparation entre création artistique et fonctionnalité est un phénomène encore plus récent et marginal.


Le seul artiste possible, c'est un aristocrate européen, assez riche pour consacrer toute sa vie à une création pure et dénuée de fonction pécunière. Il ne s'adonne qu'à des arts dépourvus d'applications matérielles : peinture, littérature, sculpture… Le reste, marquetterie, menuiserie, architecture, construire des choses qui puissent s'utiliser ? C'est pour les roturiers, pour les artisans — peu importe que la distinction soit artificielle, qu'il soit possible de peindre de façon utilitaire ou de faire de la marquetterie sans chercher à créer un meuble utilisable. L'artiste est un homme, ou du moins il (l'artiste) ne s'adonnera qu'à des formes typiquement masculines. La peinture, oui, la broderie, non — encore une fois, artificialité et hypocrisie de la distinction.


(les puristes voudraient que j'écrive "pécuniaire" et "marqueterie" ; voudraient)


Ces mêmes aristocrates de l'ère romantique ont bien sûr inventé cette définition de l'art qui leur donne le rôle central en dénigrant presque tout le reste — on a quand même intégré l'antiquité gréco-romaine et les périodes baroques et classiques dans le canon de l'art européen, après en avoir effacé le contexte historique (et donc la fonction) avec une mauvaise foi consommée.


Vaquette a conscience de cette ambigüité et l'exprime à travers Lawrence qui, s'il concède que l'architecture et la cuisine sont des arts moins "purs" que la littérature ou la musique, puisque "fonctionnels", ne les rejette pas entièrement hors du domaine de l'art — il établit, au plus, une hiérarchie dans l'art, plutôt qu'une distinction binaire entre l'art et le non-art.


Le paradoxe de cette définition est qu'elle reprend une critique bourgeoise envers une activité perçue comme "inutile" parce qu'elle n'est pas mercantile, parce qu'on ne peut pas la rationaliser en vue d'une exploitation commerciale (du moins c'est ce qu'on croyait à l'époque). "L'art ne sert à rien" était à l'origine une insulte, que l'aristocratie artistique a tournée en qualité, renversant le sens mais préservant l'hypothèse de départ.


Les deux versions se répondent : la frivolité des artistes aristocratiques conforte les bourgeois dans leur mépris de l'art, et ce mépris permet à ces mêmes aristocrates de se peindre en artistes torturés et "oppressés" par le bourgeois, alors que les vraies victimes sont les autres artistes, ceux sans sécurité financière, que ce mépris étouffe et tue, à la grande satisfaction de l'aristocratie qui voit ainsi ses concurrents potentiels écartés d'avance.


Dès qu'on accepte cette définition, on a beau prétendre qu'on en inverse les conclusions, il devient très difficile de s'en extraire et de ne pas en considérer certains des postulats comme acquis alors même qu'on croit les rejeter. Les exemples de cette ambigüité surgissent dans le texte de Vaquette quand les mêmes personnages tour à tour font l'éloge de l'art parce qu'il "ne sert à rien" avant ensuite d'attaquer la société mercantiliste contemporaine parce qu'elle vend aux gens "des tas d'objets qui ne servent à rien".


Mais ce qui achève cette définition, c'est l'absurdité de la notion de création sans fonction. Toute création volontaire a au moins pour fonction de répondre à… une volonté créatrice — pardon pour la redondance. Créer est un besoin psychologique, et la première fonction d'un objet créé est de satisfaire ce besoin. On peut objecter qu'il y a une hiérarchie des fonctions d'où résultent des arts plus ou moins purs (encore Lawrence, l'architecture et la cuisine), mais on a alors déjà changé les termes du débat et renoncé à une distinction binaire sur la base du fonctionnel/non-fonctionnel.


Si je reviens sur la notion d'instrumentalité de la valeur, sur l'idée que l'utilité n'est pas quelque chose qui existe en soi, mais n'a de sens que rapportée à un but donné — un marteau n'est pas utile dans l'abstrait ; il est utile à celui qui veut planter des clous ou défoncer un crâne, là, tout de suite — alors rien n'est au-delà de l'utilité ; tout objet a le potentiel pour être tour à tour utile à et inutile à, selon la tâche et la personne.


Si on abandonne la distinction art/non-art, qu'on la remplace par un continuum dans la création, qu'on reconnaît qu'il existe une infinité de nuances entre le singulier et le sériel, la surprise et l'attendu, la difficulté et le confort, l'instinct et le calcul, la planification et l'improvisation, la force et la subtilité, le risque et le savoir-faire… alors il faut aussi admettre qu'il existe une infinité de façons de percevoir ces nuances. Chaque cerveau est unique et a sa propre idée de là où se situe l'extrême fine frontière entre deux catégories perceptuelles — il n'y a pas deux locuteurs français qui ont exactement la même idée de là où s'arrête le [p] et commence le [b], et on ne donnera jamais le goût du vin à un homme dont la langue est, par la génétique, hypersensible à l'amer et hyposensible au sucré (ou alors que du sauternes et du monbazillac, et encore en y ajoutant du miel).


On abandonne donc l'idée de l'art, au singulier, pour celle des arts, aussi multiples que les membres de leur public. On peut tenter d'agréger, de dégager un consensus, de dire "voyez, la majorité reconnaît la beauté de la Joconde" — mais la majorité mange aussi des plats à réchauffer, et plus on fait la moyenne des préférences, plus on efface les nuances et les extrémités qui font la qualité du plaisir individuel.


Ce qui me réconcilie alors avec Vaquette, c'est la distinction entre actes et idéologie qu'évoque Lespalettes. Dans l'idéologie, c'est à dire le système et la vision du monde qu'on construit pour expliquer et justifier nos actes, il y a une grande part de rationalisation — on se trouve après coup des raisons plausibles d'agir, parce que la réalité crue est moins accessible, moins agréable : il est plus facile de parler de beauté en termes mystiques que d'admettre que nous sommes avant tout attirés par les signes de richesse et de bonne santé, qui nous aident à trouver un partenaire de qualité pour transmettre nos gènes. Dans l'Europe prémoderne, la peau blanche est sexy — elle indique que vous travaillez en intérieur, donc pas comme paysan ; dans l'Europe post-industrielle, la peau bronzée est sexy — elle indique que vous avez le temps et les moyens de prendre des vacances au soleil.


À la place, on donne dans l'abstraction, dans l'idéalisme, on construit un système si flexible qu'il peut justifier n'importe quel acte, et réciproquement, le même acte peut se justifier par une infinité de systèmes différents. L'important, ce sont les actes eux-mêmes. Et c'est dans les actes qu'on se retrouve Vaquette et moi.


Dans l'acte créatif donc — art ou artisanat, peu importe, les catégories sont arbitraires, et les étiquettes qu'on met dessus le sont doublement —, dans un livre d'une immense exigence à la fois par le style, l'histoire et le propos, qui passe outre toutes les règles associées au format romanesque moderne — en fait rien de plus que des béquilles, utiles pour (ré)apprendre à marcher, mais bien encombrantes quand on veut courir un marathon comme Vaquette — et nous sert des pages entières sans retour à la ligne, des descriptions qui s'étalent à n'en plus finir, des monologues qui galopent sur plus d'une dizaine de pages, une narration thématique qui se joue de la chronologie…


Et ça fonctionne, pourvu qu'à l'immense exigence de l'auteur envers lui-même réponde aussi une grande exigence envers le lecteur — non pas que seuls les gens trop intelligents et cultivés comme moi peuvent lire ce roman, tous les autres qui sont trop cons et vulgaires c'est même pas la peine, mais plutôt qu'entrer dans ce livre et l'apprécier pleinement demande un effort de concentration, de persévérance et d'implication — l'exigence demandée au lecteur, ce n'est pas une exigence extérieure, un test de QI à passer, c'est l'exigence que le lecteur doit avoir envers lui-même.


Là, oui, je m'y retrouve. Quand les actes parlent aussi clairement d'eux-mêmes, pas besoin de philosophie.


(c'est gonflé comme conclusion après une critique qui ne parle que de philosophie)

Arcturuspb
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le 4 mai 2021

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Arcturuspb

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