Pour bien commencer la semaine, je me suis dis qu'un peu de Proust ne ferait de mal à personne. L'introduction de Du côté de chez Swann est un petit bijou d'élégance qu'il ne faut pas hésiter à relire. Le narrateur, débutant ce long cycle d'A la recherche du temps perdu, évoque ses nuits.


On a rarement eu l'occasion de lire d'aussi belles lignes sur le sommeil, la lecture. Ce léger basculement du monde réel à celui des rêves, l'angoisse même que peut provoquer ce changement d'état. De l'éveil au sommeil. Proust nous décrit tout cela avec style, illustrant cette lutte en utilisant ces fameuses phrases. Longues, proposant des arrêts plus ou moins longs, permettant au lecteur de se poser quelques instants avant de repartir, dans l'attente que la phrase se termine. C'est le génie de Proust. De longues phrases, incroyablement construites, qui manquent toujours de s'écrouler mais ne chutent jamais.


"Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : « Je m’endors. » Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison, mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était pas allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être ; j’entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l’étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine ; et le petit chemin qu’il suit va être gravé dans son souvenir par l’excitation qu’il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour."

Al_Foux
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le 3 janv. 2016

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