Écrire
7.1
Écrire

livre de Marguerite Duras (1993)

Duras écrit bien, elle écrit même très bien. Et pourtant son écriture m’est insupportable.


Duras est à l’aise avec les mots comme un vieux bijoutier, et elle est assez rusée pour ne pas les enfiler comme des perles. Au contraire, elle les distille avec parcimonie, comme des pierres précieuses. Encore que l’adjectif « précieuses » ne convienne pas : ses mots sont simples, les formulations directes, claires. Des qualités que j’apprécie et qui sont pour moi la marque de la maîtrise et du talent.


Pourquoi donc Duras m’irrite-t-elle tant ? C’est qu’il y a dans son écriture une forme d’absolutisme qui confine à la terreur. Tout chez Duras est définitif. Tout est affirmation, pas seulement ici et maintenant, mais affirmation devant l’éternel. Même quand elle avoue qu’elle ne sait pas, il faut encore que le jugement soit sans appel :


« Je peux dire ce que je veux, je ne trouverai jamais pourquoi on écrit et comment on n’écrit pas. »


À ce titre la profusion des « jamais » et des « toujours », et d’autres adverbes de l’absolu comme « partout », « tout », « rien » mais aussi les « personne », « tout le monde », etc. est rélévatrice, ainsi que la façon dont Duras les utilise. La plus évidente est quand elle les place seuls, comme des rois sur leurs trônes :


« Et quand ce n’est pas un livre, on le sait toujours. Quand ce ne sera jamais un livre, non on ne le sait pas. Jamais. »


Et un peu plus haut, dans le même paragraphe :


« On a pu chanter à deux voix, faire de la musique aussi, et du tennis. Mais écrire, non. Jamais. »


Regardons maintenant cet extrait, à peine trois phrases au-dessus du précédent :


« Je crois que beaucoup de gens ne pourraient pas supporter ce que je dis là, ils se sauveraient. C’est peut-être pour cette raison que chaque homme n’est pas un écrivain. Oui. C’est ça, la différence. C’est ça la vérité. Rien d’autre. Le doute, c’est écrire. Donc c’est l’écrivain, aussi. Et avec l’écrivain, tout le monde écrit. On l’a toujours su. »


Je cite ce passage un peu long car il est à mon avis extrêmement révélateur du style de Duras, et ce à plusieurs titres.


Le premier mouvement consiste en une illusion rhétorique dont Duras a le secret, et qu’elle répète à l’envi en de nombreuses occasions : elle fait mine de s’interroger, ou disons d’émettre une hypothèse (« peut-être »), mais cette interrogation n’est que de pure forme. Elle a déjà la réponse, ou plutôt elle a déjà l’affirmation, puisqu’il n’y a jamais eu de question. Et elle assène cette affirmation en frappant à coup de gros sabote sans laisser aucune place au doute ou à la contradiction, d’abord par un « Oui. » satisfait et tyrannique, puis par la répétition deux fois du « C’est ça ». C’est ça, et ce n’est pas n’importe quoi : C’est ça « la vérité ». Il n’y a pas beaucoup d’auteurs dans l’histoire de la littérature à qui l’on a passé des phrases de cet ordre. Suivent deux autres « c’est » tout aussi démonstratifs à propos d’écrire et de l’écrivain (il y aurait de quoi hérisser quelques poils mais ceux-là paraissent bien pâles à côté du « C’est ça la vérité. Rien d’autre. » qui les précède.) Duras finit par un doublé classique « tout le monde » / « toujours ».


Bien sûr, ce sont là des exemples très précis, extraits d’une seule demi-page d’un essai, « Écrire », qu’on ne peut mettre sur le même plan que les œuvres de fiction de Duras. Mais ils sont à mon sens révélateurs de la péremptoirité absolue du ton durassien. Ce ton n’apparaît pas seulement dans « Écrire » mais transpire partout chez Duras, jusqu’au titre du fameux « Sublime, forcément sublime », peut-être d’ailleurs le plus révélateur, bien qu’il ne soit représentatif que d’une époque tardive de sa pensée. Tous les auteurs ont leurs tics, beaucoup sont prétentieux, et beaucoup encore ont une idée certaine de l’absolu et de la vérité. Mais chez les plus grands, ces états d’âme ou d’esprit sont cachés derrière la justesse de l’écriture et l’humilité naturelle du talent. Chez Duras, ces défauts sont structurants et transparaissent à chaque instant, si bien qu’on a l’impression, à l’inverse d’un Rousseau ou d’un Céline, que l’on ne peut apprécier ses écrits sans apprécier la femme. Ou plutôt que si l’on n’aime pas la femme, il est impossible d’aimer ses écrits.

Orazy
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le 8 juil. 2017

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Orazy

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