Parce qu’il y a des névrosés, des âmes antipathiques, des cyniques, des sournois, des corps flasques, charnus ou pas assez, parce que le cauchemar hérisse parfois les poils de notre corps souillé par la fange de nos vies fantasmées, « Ema, la captive » existe. Réduire l’entièreté de cela au pilori ou entreprendre l’immense quête de l’apaisement terrestre qu’on espère sagement galactique, ce sont de bonnes raisons pour écrire un livre. César Aira l’a ingénieusement compris peut-être au détour d’une rivière bruyante ou dans l’orifice auditif de sa femme (alors qu’il farfouillait et y jetait goulument sa langue). Voilà, en jetant la langue, on ne peut lire qu’ainsi.

Ema se happe et construit au fil des pages la qualité gustative d’un plat à méditer. « Dépressif passe ton chemin » aurait pu balancer César d’un air plein de célérité à son lecteur chétif, lecteur des premières pages. Et pour cause. Le roman débute dans la pampa argentine, dans la passion inachevée des nuages pour le sol. Ensemencées de leur eau les terres que l’on découvre peu à peu n’ont que trop l’odeur de phéromones distillées par la chaleur. J’aurais pu vous épargner cette entrée en à la matière, comme Aira aurait pu nous éviter ce long incipit, loin d’être fastidieux. Monsieur a en effet le talent des jeunes sensibles, des jeunes premiers pour la description. Fragile, efficace ou pas, inabordable, incompréhensible ou enivrante. C’est un peu à nous de choisir. Oui, le lecteur représente pour l’auteur une corporéité textuelle distendue, autant en jouer. Se balancer de toiles en toiles, loin de la figure sévère des barons du stylo. Ha et je m’offre même le droit ici d’être pompeux. Ema donne un peu tous les droits, à nous autres souvent trop captifs.

Mais quel est l’enjeu d’un livre qui balade le lecteur suivant les pérégrinations d’une femme blanche libérée. Deux choses : l’art et la contemplation. Certes, l’un est l’autre. Mais lequel ? L’auteur nous en donne la réponse à la toute fin, l’un passe à l’autre par le songe, le rêve, le fantasme. Ainsi « Ema, la captive » tient grandement du « Bildungsroman », roman d’apprentissage aux saveurs exotiques. Mais je dirais qu’il a en lui cette dose d’irrévérence, de malignité charnelle et sexuelle pour qu’il ne sombre pas et ne se transforme en l’énonciation d’un nouveau dogme savant. Le livre est vie, devient paresse, et chante la métamorphose de nos ancêtres. Le chant est un chant du silence tapinant sur des plages de sable blanc et des montagnes blanches et creuses. Et le chant est écrit avec le style du rire entendu dans des capharnaüms au luxe caché.

J’aurais pu vous parler aussi des points de vue qui sautent de tête en tête. Du traitement de l’idée d’argent baptisé « papier-monnaie ». Des salauds de colonialistes empêtrés dans la liberté et le compromis. Des faisandiers. De l’accouchement perpétuel, symbole d’une nature infinie. Mais ces choses-là, chacun les comprend, les psalmodie, les oublie.

Contemplez-vous lire et vous saurez.

« Elle saisit le trait le plus caractéristique du monde sauvage : le lien indissoluble et puissant de l’étiquette et de la licence. Etiquette quotidienne, licence éternelle. Vision et repos. Murmure d’eau paresseuse. Ils ne vivaient que pour cela. »
TueReves
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le 19 août 2013

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