Avez-vous déjà observé un aquarelliste ? Au départ, sur sa feuille, il n’y a rien. Rien que du pas encore, même pas en devenir. Et puis, sans que vous en compreniez la logique, ses pinceaux nourrissent la planche de taches de couleurs, de traînées d’indices, l’idée s’ébauche. Des îlots de rationalité s’annoncent et ne prennent vraiment sens que par les blancs qui apparaissent, les vides qui révèlent la limite des sujets et offrent, par leur silence, une promesse de sens à la composition.
Dans son roman « Encre sympathique », l’auteur nous entraîne à la recherche de Noëlle Lefebvre, jeune femme disparue à Paris XVe, il y a trente ans. Plus exactement, il expose à la lumière les souvenirs de Jean, le narrateur, enquêteur et futur écrivain. Il s’est vu confier alors un dossier pour retrouver cette femme. Dossier apparemment aussi vide que peu intéressant. A laisser filer, à classer sans suite et à oublier aussitôt ? C’est sans compter la découverte de l’agenda de Noëlle qui écrivait alors « Si j’avais su… » Il n’en faut pas plus au narrateur pour se remettre en piste et tâcher de comprendre le silence qui se cache derrière ces points de suspension.

Patrick Modiano, Prix Nobel de littérature 2014, affectionne le travail de mémoire et les tris qu’il impose. Comme si la sagesse consistait, chez lui, à identifier dans ses propres écrits le contour du connu, le doute du certain et la place des blancs, des vides, seuls capables de laisser croire que le souvenir peut tout combler.
Modiano écrit à l’encre sympathique, son récit ne se révèle à la lumière qu’en décalage avec le temps où il a été enfoui. Le style lui est personnel. Nul autre ne maîtrise comme lui les nostalgies juxtaposées, les mélancolies teintées d'inquiétudes, les recherches confuses d'une pensée qui existe déjà mais doit encore naître au jour. Chaque phrase, chaque idée, chaque étape du récit prend peu à peu son sens en laissant naître, à côté d'autres phrases, d'autres idées, d'autres moments, des blancs, des espaces de silence, d’oubli à remplir. Et le lecteur assiste au lent et fascinant effet d'un bain révélateur qui peu à peu fait apparaître le souvenir ultime, objet même de la quête de l’auteur.
« Modianesque ! », diront les inconditionnels de l’auteur. Plaisant et facilement abordable diront probablement ceux qui découvre cette plume. Pour ma part, j’ai aimé ce Modiano, comme je l’avais apprécié précédemment sous d’autres titres et comme je l’aimerai encore lors d’une prochaine rencontre.
Roman lu dans le cadre du défi de Madame-Lit que je salue avec plaisir.

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le 20 mars 2020

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