L'hygiénisme, ce n'est pas que ce vouloir dément et sans limites qui consiste à exiger la vaccination forcée des « masses » (vocable qui appartient à son univers mental plutôt que celui, organique, de peuples) contre une maladie qui, peu ou prou, ne tue personne, simplement parce que la vaccination ça fait propre et parce que les maladies ça fait sale. L'hygiénisme est une vieille lubie moderne, une volonté absolue de contrôle, de mise en ordre et, en conséquence, de soumission. Il est une caractéristique fondamentale de la classe bourgeoise, telle qu'elle s'est constituée aux XVIIIe et XIXe siècle, et s'étend bien au-delà des simples considérations sanitaires. Si on peut penser l'homme comme un animal « auto-domestiqué », comme l'ont avancé plusieurs savants depuis longtemps déjà, l'hygiénisme pousse cette domestication dans ses extrêmes limites : issu d'une pauvre conception de l'homme, produit de la Raison qui, nécessairement, ne conçoit les choses que pauvrement lorsqu'on la tient pour seule pourvoyeuse de savoir, l'hygiénisme entend le dresser, le contraindre, l'enfermer dans l'étroitesse d'une vie conçue arbitrairement mais rassurant la conception anxieuse d'une vie ordonnée « rationnellement. » Le rationalisme n'est-il pas une « mise en sécurité de l'étant », pour paraphraser Heidegger ?


Comme on est jamais victime que de ses propres maux, l'Angleterre dut faire face au XVIIIe siècle aux déboires de la classe prolétaire qu'elle a sciemment et brutalement formée en détruisant la paysannerie libre pour la jeter dans les bras de l'industrie naissante, laquelle ne pouvait pas se développer sans un minimum de misère (paradoxe logique fort bien compris par Proudhon). La délinquance n'est pas fondamentalement (ou pas seulement ou pas toujours) une caractéristique de la misère — pauvreté et decency ne vont-ils pas au contraire souvent ensemble, comme le professait Orwell ? La délinquance, bien qu'il est difficile de l'admettre aujourd'hui, est plus sûrement le produit du déracinement. Or, l'industrie est bien la cause d'un premier phénomène de déracinement, de ce que Renaud Camus a appelé (si j'ai bien compris) le « petit remplacement » prémisse du « remplacisme global » qui, essentiellement, est d'abord et avant tout le remplacement d'un homme humain par un homme machinal, exclusivement dédié à la mise en œuvre de la machinerie, ou de ce que Marx a qualifié, pour décrire la même chose, de capital, l'existence humaine ne se justifiant plus qu'à l'aune de sa capacité à produire, à être « rentable. » Dans l'Angleterre qui se couvre d'usines et, en conséquence, de bidonvilles peuplés d'ouvriers, on enregistre une augmentation notable des crimes, des délits, des fraudes. A croire qu'une société fondée sur le dogme de « la libre concurrence » doit donner lieu à une société de tous contre tous plutôt qu'à l'idylle du « doux commerce ». C'est logique mais il fallait y penser. Cette situation suscite l'angoisse des nantis. On craint que la race ne se corrompe : imaginez des criminels qui se reproduisent entre eux, la catastrophe dans quelques générations ! Et, de toutes façons, ça fait désordre ces pauvres hères qui dépensent irrationnellement leur argent au débit ou aux jeux au lieu d'épargner sagement pour acquérir la propriété rédemptrice dont les avait plus tôt dépossédé (précisément pour qu'ils deviennent ces ouvriers dont on avait tant besoin pour le bénéfice de l'industrie et, in fine, du Progrès humain !) Les Anglais, pragmatiques et peu scrupuleux, ont trouvé une solution simple : exiler la gangrène à l'autre bout du monde afin de laisser la civilisation prospérer et progresser vers des futurs radieux en toute quiétude. Ainsi naquit le bagne en Australie.


Comme on le sait, c'est un bon demi-siècle plus tard que la France imita ce modèle, quand l'Angleterre l'abandonnait. C'est au même moment, en 1840, que Proudhon rédige son fameux mémoire, Qu'est-ce que la propriété ?, se voulant une réponse à l'inquiétude que suscite en France l'épanouissement d'un phénomène nouveau : le suicide, véritable fléau moderne s'il en est — l'année que nous venons de passer en témoigne d'une façon on ne peut plus exemplaire. C'est à cette période, bien plus tardivement qu'en Angleterre, que l'industrie s'épanouit en France, ce vieux pays agricole. Avec les « chiffres du suicide », ce sont aussi les « chiffres de la délinquance » qui augmentent — pour reprendre des expressions d'aujourd'hui mais qui témoignent exactement du même état d'esprit. Ces débats autour de la délinquance et de sa répression sont extrêmement bien décrits par Isabelle Merle au début de ce remarquable ouvrage — qui risquera cependant d'être la seule partie du livre parlante pour qui n'a pas vécu en Nouvelle-Calédonie. Mais en France, par rapport à l'Angleterre, on aime bien cogiter, se poser de grandes questions et y apporter de grandes réponses, surtout depuis un siècle ou deux, et plus encore depuis la nuit du 4 août 1789. Au milieu du XIXe siècle, il existait déjà nominalement des bagnes en France, mais il ne s'agissait que d'installations portuaires où les condamnés aidaient aux travaux les plus pénibles du port. Aux yeux des esprits les plus éclairés de cette époque, le bagne métropolitain était une institution décadente et vieillie. Preuve en est : les condamnés, apparemment laissés libres de circulation, avaient l'honteuse tendance à... s'amuser ! Les voilà qui dépensent leur petit salaire dans les tavernes ou auprès des filles de joie au lieu de souffrir à la peine comme le Christ sur la croix, en rédemption de leurs mauvaises actions passées. Faites la fête si vous voulez, mais chez vous, les rideaux tirés et sans bruit ! On tolérera peut-être un carnaval une fois l'an mais sous le regard attentif de ces messieurs de la gendarmerie, prêts à racketter, pour le bénéfice du bien public bien sûr, le malheureux convaincu pour ivresse sur la voie publique, ou bien à le jeter dans la Loire.


Il faut bien comprendre que la prison est un idéal moderne : les peines de prison n'existaient pas sous l'Ancien Régime et on n'enfermait les criminels que le temps de leur jugement et de leur condamnation. Les partisans de la prison au XIXe siècle tirent leurs idéaux des textes de Jérémy Bentham décrivant son fameux panopticon, dont Michel Foucault a fait fort justement le symbole d'une modernité qu'il qualifie de « disciplinaire ». Le panoptique était en effet une prison conçue pour induire aux prisonniers le sentiment permanent d'être surveillés, et d'autant plus permanent qu'ils ne devaient pas pouvoir vérifier quand ils l'étaient, le surveillant étant invisible et pouvant donc être absent sans qu'on le sache. Voilà qui est bien actuel, à une échelle autrement plus vaste grâce à l'intelligence artificielle, nouveau garde-chiourme de la bonne pensée et de la bonne morale ! Mais le but de la prison n'était pas simplement de surveiller et de punir, toutes choses qui ne sont que des moyens en vue de la plus grande des fins : améliorer l'homme, faire advenir un Homme Nouveau, un homme parfaitement rationnel et, en conséquence, si l'on suit Kant, parfaitement moral. La prison, affirment ses défenseurs, doit permettre au criminel d'expier ses crimes. L'isolement est salutaire. Comme chacun sait, l'enfer, c'est les autres et la foule est bête, irrationnelle et dangereuse. L'isolement, donc, permettra au prisonnier seul avec lui-même, et donc loin de toute cette influence corruptrice que représente l'invasive présence d'autrui, de ruminer ses actions passées et de comprendre, en bon animal rationale qu'il est et qui ne peut donc qu'arriver à cette conclusion inspirée par l'universalité de la Raison, que ses bourreaux ont eu raison de le punir et même qu'ils ont ainsi été généreux et même égaux à cet amour divin raconté par les prêtres puisqu'il a fauté et que, grâce à eux, il le sait désormais. Et comme tout homme est rationnel, il ne recommencera pas : il deviendra un homme meilleur marchant sur le chemin de la vertu. Sauf que déjà en 1830-1840, cet idéal de la prison avait montré ses limites et, en fait, son inefficacité totale dont on ne cesse d'ergoter aujourd'hui encore, en ayant visiblement abandonné tout espoir d'y trouver remède et sans non plus essayer de penser une autre façon de faire.


Mais donc, si ça ne marche pas, si les prisons sont pleines de récidivistes, ce n'est évidemment pas parce que la théorie est bidon... Mais non, c'est juste qu'on est encore trop doux, qu'on est pas allé assez loin, qu'on a pas encore appliqué la théorie jusqu'au bout ! Le bagne s'impose donc comme solution alternative à la prison qui, sans en abandonner l'idéal, doit même être plus performant. En effet, loin de la mère patrie, les condamnés ne viendront pas obscurcir le beau tableau de la Civilisation et du Progrès rayonnants. On sauve la race, on évite sa corruption. On choisit donc Cayenne pour ouvrir un premier bagne. Mais avec le climat et les maladies, les détenus n'ont pas le temps de se repentir : ils tombent comme des mouches. Tant pis, on a mieux. Un Écossais a découvert par hasard une grande île loin dans le Pacifique, quelque part entre l'Australie et la Nouvelle-Zélande. Comme James Cook a accosté sur le coin de l'île qui ressemblait vaguement à son pays natal, il l'a appelée New-Caledonia. Mais les Anglais n'en ont pas pris possession. Il y a bien des missionnaires protestants sur les Îles Loyauté, qui ont laissé aujourd'hui encore un peu de vocabulaire anglais aux habitants, et des aventuriers australiens venus chercher du santal, ce bois précieux à peu près disparu à force d'exploitation, ou, plus original, des holothuries ou bêches ou biches de mer dont les Chinois raffolent puisqu'elles ressemblent à un zizi, et d'autant plus qu'elles éjectent un liquide blanc et visqueux quand on leur marche dessus. Il y a bien, aussi, des missionnaires catholiques qui réclament la prise de possession par la France pour éviter aux âmes indigènes de succomber sous le joug de l'hérésie voisine. Mais ce qui va décider le gouvernement français tient à une simple donnée : le climat, bien que tropical, y est étonnamment salubre — il y a même, d'avril à novembre, ce que les locaux appellent un hiver, où les températures chutent parfois en-dessous des vingt degrés !


Au vrai, le Nouveau Monde, vierge de toute culture, a pu être conçu comme le terrain propice à l'avènement d'une Société Nouvelle dont on rêvait beaucoup à cette époque, par exemple Saint-Simon — il y a d'ailleurs eu un phalanstère en Nouvelle-Calédonie ! Alors voilà qui va faire naître une idée grandiose : le summum de la bonté humaine, l'apogée de l'humanisme triomphant des Lumières. La Nouvelle-Calédonie deviendra une « petite France australe ». Comprenons : un pays de paysans. Et ces paysans de demain, ce seront les criminels d'aujourd'hui. Voilà l'idée. Un vilain prolétaire vole un bout de pain parce qu'il a faim ? Eh bien, on l'enferme dans la cale d'un bateau d'où il ne sortira pas pendant les trois mois du voyage jusqu'aux antipodes. Ensuite, on l'enferme dans une cellule la nuit et on le fait travailler comme une bête le jour. Au bout de dix, quinze, vingt ans ou plus comme ça, si l'on juge qu'il est devenu un homme meilleur, un homme nouveau devenu bon et qui s'est racheté aux yeux de la Société, on lui donne généreusement quatre hectares de terre en pleine propriété à cultiver. Ainsi, non seulement le travail de forçat mais aussi celui de la terre contribueront à régénérer cette âme corrompue, prête à aider à la noble mission de l'homme civilisé, c'est-à-dire celle qui consiste à répandre la Civilisation aux confins de la terre, à faire reculer la barbarie et la nature inculte et à faire progresser les bienfaits de l'industrie et du commerce. Les députés progressistes acclament l'idée le cœur sur la main, chantent les louanges de l'Humanité et s'émeuvent de leur si grande générosité. Les conservateurs sont plus dubitatifs. On leur arrache un timide consentement lorsqu'on évoque les mérites de la propriété qui sera octroyée aux condamnés à la fin de leur peine. N'entendons cependant pas ce mot de propriété comme Marx l'entend mais plutôt comme Proudhon, qui parlait justement de « possession » pour la distinguer de la grande propriété capitaliste. Il s'agit de la petite propriété du paysan ou de l'artisan. Cette petite propriété bien française si chèrement acquise des chaînes du servage et qui, pendant un temps bref et même unique au regard de l'histoire, a permis quelques siècles durant l'existence d'une société en assez grande partie de propriétaires, et non pas d'esclaves, de serfs ou de salariés. La propriété des libéraux, comme l'explique Proudhon, en est l'antithèse : c'est la propriété des riches que mettent en valeur les pauvres appelés à tous, ou presque, y être soumis un jour ou l'autre. A mesure que se développe le capitalisme, la propriété a certes cru en taille mais le nombre des propriétaires, lui, a fondu comme neige au soleil. De nos jours, nous sommes neuf sur dix à être salariés et nous régressons vers de nouvelles formes de dépendance.


Tout ceci est bien joli, me diriez-vous, mais cette idyllique France australe doit bien être habitée et même cultivée ? Oui, par des Kanaks, c'est-à-dire des Mélanésiens, mais, au fond, ce n'est pas très important. Pour les Anglais, le Mélanésien est l'être le plus inférieur du Pacifique, en-dessous du Polynésien qui, un peu plus civilisé, a un système politique monarchique — là où les Mélanésiens s'organisent avec un incompréhensible système anarcho-démocratique, signe évident de la plus profonde barbarie. Ce qui explique pourquoi il y a encore des Maoris aujourd'hui mais plus beaucoup d'Aborigènes. Parce que les Australiens ont trouvé une solution bien simple et efficace contre la sauvagerie, insulte à la Civilisation et au Progrès humain : on l'élimine. Le dimanche après la messe, ces messieurs civilisés, reflet colonial de la gentry britannique, organisent des battues au nègre dans la brousse. Nous autres Français sommes un peu plus généreux : on vole leurs meilleures terres et on enferme ce qui reste de Kanaks dans des réserves, dans les montagnes où rien ne pousse. Un jour, on leur construira des écoles pour les éduquer, les « assimiler » selon la terminologie de l'époque, et terminer de désorganiser leur système social et culturel (pour ceux qui ne pensaient pas que les Kanaks étaient de toutes façons une espèce « en voie de disparition », comme l'a enseigné Darwin). D'ailleurs, cultivée, la Nouvelle-Calédonie ? Allons donc. Les Kanaks n'ont pas de propriété privée mais vivent sous ce « communisme primitif » décrit par Marx, sous l'autorité d'un chef despotique qui possède tout et dans une communauté où l'individu, conquête la plus belle de la modernité, n'existe pas. Ce n'est pas vrai, ce communisme primitif n'a d'ailleurs jamais existé (c'est une pure spéculation), les Kanaks ont bel et bien une propriété privée à laquelle ils tiennent beaucoup mais, comme nous l'avons déjà professé ici, la théorie est plus vraie que le vrai, donc les Kanaks ne connaissent pas de propriété privée. En conséquence, on peut légalement les exproprier — enfin, non, puisque, précisément, ils n'ont pas de propriété ! Et puis, d'après un « expert » de l'époque, le pays, qu'il estimait peuplé de cent-milles âmes, pourrait en habiter plusieurs millions s'il était mis en valeur avec des techniques agricoles modernes, c'est-à-dire européennes. Aujourd'hui, le pays compte trois-cent mille habitants avec une densité de population très faible. C'est que, en fait, la terre y est mauvaise et l'agriculture européenne particulièrement inadaptée, que l'Europe soit à la pointe du progrès ou non.


Alors voilà ce qu'on offre aux heureux hommes nouveaux sortis du bagne : une lutte acharnée contre une nature hostile et, in fine, la misère. D'autant plus que, puisque la criminalité est un effet de la prolétarisation, bien peu d'entre eux connaissent le travail de la terre. Aurait-on pris soin de sélectionner les bénéficiaires de l'ultime récompense — la propriété — en fonction de ce critère ? Bien sûr que non : tous les hommes sont égaux et la seule chose qui les distingue c'est leur caractère bon ou mauvais, docile ou rebelle, travailleur ou paresseux, civilisé ou sauvage. Alors voilà ce système qui ne mène à rien puisque la plupart des heureux élus préfèrent abandonner leur propriété chèrement acquise pour vagabonder en bande, tentant de survivre tant bien que mal dans la brousse, ou bien réclament carrément d'être réintégrés au bagne où, au moins, ils avaient à manger. Isabelle Merle décrit admirablement bien la logique profondément absurde du bagne qui, pourtant, est bel et bien une logique... rationnelle. Le regard rapide de l' « expert » fraîchement débarqué de Métropole ne vaut pas la lente habitation du terroir. Ainsi a-t-on principalement donné des terres... inondables aux libérés, jugées à première vue les plus propices à l'agriculture... Ont-ils été nombreux, d'ailleurs, ces heureux élus ? Pas du tout : à l'encontre des grands idéaux initiaux, un nombre ridiculement bas des condamnés a pu accéder à la terre. Car ce don n'était pas spontané : il dépendait du bon vouloir de l'autorité pénitentiaire qui ne l'accordait qu'aux meilleurs éléments. Mais les exigences de moralité et de bonne conduite étaient tellement élevées que personne ou presque ne pouvait y prétendre. Au contraire, les bagnards accumulaient blâmes et punitions qui faisaient d'autant plus reculer l'espoir d'un salut (comme un Dieu qui punissait mais ne pardonnait pas !) Système dont la brutalité a inspiré à l'auteur de longues pages d'effroi. Et, quand bien même l'on obtenait cette fameuse terre, l'institution se réservait la possibilité, contre ce que prévoyait la loi, de la reprendre si l'on jugeait le libéré trop paresseux. Ainsi étaient établies des exigences de travail démesurées, de quoi laisser le criminel repenti pleinement occupé à la tâche que le XIXe siècle, et l'un de ses auteurs les plus essentiels, à savoir Marx, a érigé en valeur absolue : le travail.


Pire encore : en déracinant des Français pour les exiler dans le Pacifique, le bagne a reproduit les causes qui étaient à l'origine de la criminalité qu'elle était censée combattre. Car la petite société des anciens bagnards que décrit Isabelle Merle est bien une société où règne le fléau du brigandage — pour subsister — et celui de l'alcoolisme — pour oublier ses peines. La brutalité du bagne n'ayant bien sûr pas adouci les mœurs des condamnés. D'ailleurs, que faire de tous ces libérés à qui il n'a pas été octroyé une terre mais qui, pourtant, ont pour la plupart interdiction de quitter l'île ? Question à laquelle on n'avait pas pensé, tout étant censé se passer comme dans le meilleur des mondes (il faut vraiment souligner l'effarante légèreté avec laquelle on a pris des décisions aussi graves ; une telle confiance en la bonté nécessaire de l'avenir est décidément cause de bien des malheurs, et elle va en causer encore beaucoup !) La colonie étant peu développée, et ne disposant que peu de ressources, les libérés sont bien en peine de trouver du travail. À condition d'ailleurs qu'on veuille d'eux. Car si la théorie professe qu'un condamné a purgé sa dette à l'égard de la Société et qu'il peut la réintégrer sans peine une fois sa peine terminée, la réalité conçoit plutôt la prison et a fortiori le bagne comme des stigmates honteux que l'on porte à vie. D'ailleurs, rares sont les libérés qui parviennent à se (re)marier, ce qui n'aide évidemment pas à reprendre une nouvelle vie paisible... Le bagne n'a fait que déplacer le problème de la délinquance à l'autre bout du monde, en générant au passage beaucoup de peines inutiles. Passeport intérieur et limitation des libertés ont été les instruments d'un vain contrôle de cette population qui, finalement, ne devait jamais recouvrer sa pleine condition libre.


Les rares colons libres, quant à eux, abusés par la propagande du ministère des colonies, n'ont généralement pas connu un meilleur sort, troquant une misère par une autre pire encore, à l'autre bout du monde, sans rien, dans un isolement sans doute inconcevable pour un métropolitain quand j'entends dire que la Creuse c'est « au milieu de nulle part ! » A l'encontre les discours en vogue sur la colonisation, la Nouvelle-Calédonie offre le tableau fascinant et étonnant d'un désastre qui concerne à peu près tout le monde, Blancs comme indigènes, sans parler des Asiatiques venus travailler dans les mines ou les plantations. Une fois la loi sur le bagne votée, la Métropole a eu tôt fait d'oublier cette île du bout du monde. On se rappellera dans les années 80 que la France détient effectivement un bout de terre dans le Pacifique. Pourtant, curieusement, l'histoire de la colonisation de la Nouvelle-Calédonie offre un décalque fascinant de l'histoire de la France au XIXe siècle, qui rend bien des choses plus intelligibles : l'histoire de la Nouvelle-Calédonie condense en peu de mots un grand nombre des lubies et des égarements de cette époque, dont nous vivons encore les sursauts très précisément aujourd'hui. En dépit du grand vacarme ambiant sur la colonisation, il ne semble pas inintéressant de se pencher sur la question, y compris et surtout avec un regard critique. Comme ne cesse de le souligner Isabelle Merle, dans cette affaire, ce sont les grands principes sacro-saints du « développement », du « progrès » et de la « civilisation » qui ont justifié tout et surtout n'importe quoi, non d'ailleurs sans susciter de vives contestations, surtout en Métropole. On sait bien — il n'y a qu'à regarder l'actualité — ce que la poursuite aveugle de grands principes envers et contre tout peut conduire aux pires errements... Le plus fascinant est encore le constat d'échec piteux des grandes ambitions de la colonisation qui, in fine, ruineuse et ne rapportant rien, brutale et ayant été loin de rendre les hommes universellement meilleurs, a bien peu répondu aux espoirs immenses qu'on avait placé en elle.

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le 25 juil. 2021

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