Écrire une préquelle, c’est un exercice délicat. Il y a un risque non négligeable de « démystifier » une partie de l’univers, d’expliquer là où suggérait fonctionnait. Beaucoup d’autrices et d’auteurs s’y sont hélas cassés les dents. Ceci dit, je n’appartiens pas non plus à cette catégorie qui pense que « moins est mieux ». Il existe des univers fictifs qui méritent d’être explorés au-delà de la saga principale. Malazan a eu beau avoir dix tomes massifs, il présente un monde si fascinant, si grand et si complexe que s’y immerger de nouveau constitue un véritable plaisir, surtout sous la plume de Steven Erikson.
Ce premier tome de la trilogie « Kharkanas » est une leçon sur comment écrire une préquelle. Certaines thématiques, déjà bien exploitées dans la saga principale, sont ici explorés sous un nouvel angle : l’émergence d’un culte religieux, les liens familiaux, la place des artistes et des militaires dans la société, et une opposition entre lumière et ténèbres tout sauf manichéenne. Avec cet auteur, on est toujours assuré que la forme suivra le fond, qu’un point de vue philosophique sous-tendra les paragraphes. Certes, la règle du « show don’t tell » n’est pas toujours respectée, mais les longs discours des personnages en valent le détour, fussent-ils internes ou externes.
Et des personnages, il y en a ! Nous n’atteignons la liste de plusieurs centaines de la saga principale, mais rien que dans un seul lieu se croisent de nombreuses âmes. Nous étions déjà familiers avec Anomander Rake, Silchas Ruin, Spinnock Durav, Sandalath Drukorlat, Lord Draconus, Envy, Spite, Kilimandaros, Olar Ethil, T’Riss Osserc, Orfantal, et voilà que s’ajoutent Arathan, Vatha Urusander, Faror Hend, Finarra Stone, Feren, Rint, Malice, Risp, et j’en passe beaucoup ! Une fois encore, Steven Erikson possède le talent de les caractériser en quelques lignes, si bien que rarement on se sent perdu malgré leur quantité. Quelques scènes bizarres se produisent néanmoins, même pour les standards de la série :
Entre Feren qui couche avec Arathan, sous les ordres de Draconus pour « faire découvrir l’amour à son fils », sachant qu’elle considère Arathan comme un fils de substitution… Et entre Faror qui veut coucher avec son cousin Spinnock, on fleure bon l’inceste dans ce tome.
Ce que j’ai beaucoup apprécié aussi dans ce roman, c’est que l’égalité des sexes/genres y est fermement établie. Rien de surprenant puisque Steven Erikson et Ian C. Esslemont l’ont décidé dès le départ, mais cela fait plaisir de voir que même des milliers d’années dans le passé, c’était déjà bel et bien implanté. Il y a même un « contre-cliché » intéressant, avec le couple de militaires Esthalla et Silann, puisque c’est le mari qui est accusé d’avoir été « pistonné » par sa femme.
Mais par-dessus tout, Forge of Darkness raconte l’origine des Tiste, et l’effectue à merveille. C’est un roman de fantasy dans sa plus pure forme, de l’aveu même de Steven Erikson. Un excellent mélange entre high et dark fantasy, où épopées, destinées et déités s’enchevêtrent avec des scènes impactantes, violentes et parfois bien sombres. Cet auteur ne déçoit jamais, et l’a prouvé une fois de plus !