On connait principalement Matthew Weiner pour son travail sur l’excellente série Mad Men qu’on ne présente même plus. En revanche, ses activités d’écrivain semblent être passées inaperçues. Et cela est regrettable : son premier roman, Heather, par-dessus tout, sorti en novembre 2017, est une excellente surprise : un court roman d’une grande intensité, se dévorant en peu de temps et qui parvient pourtant à englober différents niveaux de lecture.


Tout d’abord, le roman livre une analyse cynique et glaçante de la famille bourgeoise new-yorkaise. L’histoire débute à partir de la rencontre entre Mark et Karen (qui n'est pas réellement un mariage d'amour). Elle se termine (en se concentrant particulièrement sur cette période en question) sur l’année des quatorze ans de leur fille, la fameuse et magnifique Heather. Weiner n’est pas tendre avec ses personnages, on parle ici surtout des parents de Heather. L’argent est ce qui leur permet de se rencontrer, de créer du lien, une famille même, c’est aussi ce qui les détruit petit à petit. Weiner ne cherche pas à nous faire aimer ces personnages, mais paradoxalement, en nous laissant quelques indications sur leur passé, qui peuvent expliquer cet attachement à l’argent et plus globalement à l’importance d’appartenir à une classe sociale élevée, le lecteur s’intéresse au sort des personnages. Surtout, malgré ce rapport malsain avec ce pognon, qui nous donne envie de les secouer et leur donner une petite leçon de vie, l’amour que Karen et Marc portent pour Heather est certainement ce qui les rend un minimum humains. Même s’ils ont peut-être conçu un enfant pour mieux se fondre dans la société, même s’ils veulent faire plaisir à Heather en utilisant toujours cet argent, cet amour pour leur fille reste sincère. Et cet amour pour la pure Heather, pure par rapport à ses parents et son milieu social, est aussi ce qui va pousser Mark et Karen face à leurs retranchements les plus primaires. L’argent les guinde et les guide, l’amour en revanche les pousse à faire sortir en eux une animalité insoupçonnable.


Le deuxième point important de cette lecture, toujours lié avec une critique sociale acerbe, met aussi en avant l'animalité, mais cette fois-ci d'un autre protagoniste. Weiner se permet de sortir du schéma familial sans jamais casser la cohérence de son récit : ainsi, parallèlement à l’histoire de Heather, Mark et Karen, le lecteur suit aussi le parcours de Bobby, un jeune garçon pauvre, fils de toxico et ancien taulard après avoir frappé (et tenté de violer – info qui a son importance) une fille. L'animalité ressort aussi chez ce personnage inquiétant. Ses pulsions meurtrières sont-elles liées à son milieu social ? Peut-il éventuellement transformer ces pulsions au contact d'un milieu différent du sien ?


Le point commun qui réunit Bobby et le couple Mark/Karen est donc cette Heather. Plus Bobby se rapproche de Heather, plus la tension augmente jusqu'à l'étouffement. Matthew Weiner sait créer du suspense et faire monter la tension : on a beau imaginer les différentes possibilités (logiques – pour remplacer le terme péjoratif « prévisibles ») qui s’offrent aux personnages, on reste scotchés jusqu’au bout, jusqu'au dernier mot même. L’animalité peut surgir chez n’importe quel humain ; en revanche les conséquences de ses actes diffèrent indéniablement en fonction de sa classe sociale et même du déterminisme social.


Le savoir-faire de Weiner en tant que scénariste peut certainement expliquer le sentiment d'efficacité qui se dégage à la lecture de ce roman. Cela aurait pu gâcher ce qu’on pourrait appeler l'aspect purement littéraire (même si on peut débattre pendant des heures sur cette question en général). En réalité, cette approche télévisuelle se mêle très bien à cette volonté littéraire qui se veut sans chichis mais qui parvient pourtant, grâce à un choix de vocabulaire particulièrement clair et net ainsi qu'à un "montage" précis, à brosser des portraits plus complexes que prévus. La lecture est donc particulièrement agréable, fluide et intense malgré un constat sombre de la société américaine par Weiner. Je ne vous cache pas que j’imaginais totalement cette histoire sur grand écran. J’espère que ça sera le cas.

tinalakiller
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le 14 mai 2018

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