Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2017/10/contes-du-soleil-noir-invisible-d-alex-jestaire.html


LA CONSPI-VODKA DE LA PAPESSE


Retour aux Contes du Soleil Noir d’Alex Jestaire. Je suis un peu à la bourre… J’avais lu Crash et Arbre aux environs de leur parution, grosso merdo, mais, depuis la publication du troisième volet, Invisible, qui va nous intéresser aujourd'hui, le quatrième, Audit, est déjà sorti, et le cinquième (et ultime en principe), Esclave, c’est pour bientôt. Quelle idée, aussi, de publier cinq livres, même petits, la même année ! Tsk.


Invisible, donc – troisième variation sur « les visages de l’horreur d’aujourd’hui, matérielle, sociale, morale… une horreur de fin de civilisation », nous dit-on toujours ; une horreur qui n’en est pas moins sous le bienveillant patronage de quelques grands maîtres, tels, toujours cités, « Stephen King, Clive Barker ou Cronenberg », ce qui me laisse toujours aussi perplexe.


Parce que, cette horreur, je l’avais plus ou moins perçue dans les deux volumes précédents – entendons-nous bien : elle était là, mais très étrangement connotée dans le cas de Crash, et bizarrement malmenée dans Arbre au-delà d’un de ses fils rouges effectivement très barkérien. Plus important peut-être, j’avais, dans les deux cas, eu l’impression que le récit ménageait en dernier recours, quitte à ce que ce soit avec une certaine ironie, une porte de sortie, éventuellement dérisoire en apparence, et pourtant cruciale. À ce compte-là, Invisible ne me paraît pas si différent.


Un autre aspect du récit peut aussi faire le lien, je suppose, et c’est sa dimension (plus ou moins vaguement) conspirationniste – qui ressort à la fois des enquêtes narratives et des montages astucieux de notre spécialiste ès Soleil Noir, le déconcertant Geek, et des mauvaises rencontres que peuvent faire les personnages, Society sado-barkérienne dans Arbre, parlementaires euro-reptiliens dans le présent volume. Mais à ce compte-là, on pourrait en fait remonter à Tourville, au fond…


Quoi qu’il en soit, ce sont des liens plus concrets, je suppose, que ce Soleil Noir qui parle aux mystiques en toutes ces circonstances – quitte à être réduit (?) ici à une bonne bouteille de mauvaise vodka. Ou l’inverse.


Oh, et, pour les amateurs de la symbolique du tarot, qui semble parler à notre auteur (lard, cochon) mais me dépasse complètement, Invisible est placé sous le signe de la Papesse – vous m’en direz tant.


JOFFREY, INVISIBLE


Notre héros, si l’on ose dire, s’appelle Joffrey, et c’est un SDF (bonjour l’acronyme à la con), typé « punk à chien » ; même si ledit chien, Folco, est un petit machin pas vraiment dans la norme généralement plus maousse desdits punks à chiens. Il est relativement jeune ; il est français, par ailleurs, mais zone à Bruxelles – en pestant sur les immigrés.


Joffrey, à tout prendre, n’est pas très sympathique – et pas très futé non plus. Son parcours de galère en galère, affligé par un déterminisme implacable et la poursuite par le menu d’un cycle pervers de la déchéance, incite sans doute à le prendre en pitié – mais la pitié c’est nul, et Joffrey n’en veut pas. Il goûte par ailleurs les plus mauvaises des blagues, les interpellations soudaines et avinées aussi, qui sonnent comme autant d’agressions pour les passants arpentant la gare où Joffrey survit tel jour. Un moyen pour lui d’exister ? Car, et on s’en fout de la poule ou de l’œuf, le fait est que les passants, à peu près systématiquement, l’ignorent – oh, pas totalement : la tête rentrée dans les épaules, c’est déjà quelque chose, c'est témoigner de ce que l'on a instinctivement pris en compte la présence du fâcheux. Mais, consciemment, ceux qui croisent Joffrey font comme s’ils ne le voyaient pas.


On a pu dire de la SF, notamment, que c’était un genre où un procédé courant consistait à réifier des métaphores. D’une certaine manière, c’est bien ce qui se produit dans ce petit volume même marketé « horreur » : Joffrey, d’invisible métaphorique, devient véritablement invisible – littéralement, concrètement. On ne le voit pas, pas seulement parce qu’on fait le choix de l’ignorer, mais parce qu’on ne peut plus le voir. En fait, cela va même au-delà du seul sens de la vue : on ne le perçoit pas  (plus ?) de quelque manière que ce soit ; et sa vie en est forcément affectée… même si, dans un premier temps, il semble croire que cette malédiction pourrait s’avérer un don. Il ne connaît pas ses classiques ?


DE GYGÈS À JOFFREY


Or, ici, Alex Jestaire ne prétend certainement pas se montrer original, aussi peut-il ouvertement égrener, lui, les références appropriées, pour ensuite passer à autre chose.


Bien sûr, on pense d’abord à L’Homme invisible de H.G. Wells – un sale bonhomme, d’une ambition mégalomane et porté au crime, dans un récit par ailleurs pas dénué d’humour, loin de là. On pense peut-être plus encore à des variations contemporaines sur le personnage du Dr. Griffin, comme le médiocre Hollow Man de Paul Verhoeven, ou l’excellente BD d’Alan Moore et Kevin O’Neill La Ligue des Gentlemen Extraordinaires – notamment quand notre Joffrey, prenant conscience de son pouvoir, en déduit aussitôt que la meilleure utilisation qu’il pourrait en faire consisterait en mesquins accès de voyeurisme dans les toilettes des dames, s’engageant sur la pente toujours plus nauséabonde de l’agression sexuelle voire du viol pur et simple.


Pour Joffrey, les femmes ne sont après tout guère plus que des objets (ou le sont devenues, car il n’en a pas toujours été ainsi pour lui, ainsi que nous l’apprenons assez vite). D’ailleurs, quand le SDF ne manque pas lui non plus de songer à diverses références culturelles concernant son pouvoir supranormal, il s’attarde certes sur le cas de Jane (ou Susan…) Storm, la Femme invisible des Quatre Fantastiques, mais il n’en parle pas dans les termes les plus flatteurs, sans surprise…


Il est vrai qu’il n’a rien d’un super-héros. Joffrey se réjouit d’abord de sa bien étrange faculté, sans guère s’attarder sur les raisons qui pourraient l’avoir amené à la développer (trait récurrent, faut-il croire, de la série – en tout cas, c’était très sensible chez Janaan dans Arbre, mais peut-être guère moins, au fond, chez Malika dans Crash). Mais il en use de la façon la plus mesquine… et qu’un moraliste ne manquerait pas de juger « corrompue », voire « criminelle » (« maléfique » serait carrément beaucoup trop fort). Et il n’y a rien d’étonnant à cela, car, depuis Gygès et via Platon, le procédé imaginaire de l’invisibilité est associé à toutes ces notions morales – à ce compte-là, le Dr. Griffin de Wells n’est d’ailleurs lui aussi qu’un succédané d’une figure bien antérieure. L’anneau de Gygès devenu anneau de Sauron a de même brodé sur la thématique de la corruption, encore que de manière plus subtile peut-être, car plus ample. Ce n’est pas systématique non plus, certes : et la cape de Harry Potter, alors ? C’est plus le genre Storm, non ?


Mais je m’égare. Ce qui compte vraiment ici, ce n’est pas le « mal », car, agressions sexuelles exceptées (c’est certes une putain d’exception, mais je ne voudrais pas SPOILER outre-mesure sur ce que pense et fait Joffrey au juste à cet égard… Noter au passage qu’il y a ici sans doute un reflet très ironique des délires sadiens de la haute, dans Arbre, mais tout autant, dans le même « conte », du sort ultime de Janaan), les « méfaits » du SDF sont avant tout mesquins. Il vole dans les magasins, et personne sans doute n’oserait vraiment lui en faire le reproche, dans sa condition – d’autant que son butin demeure toujours dérisoire, sauciflard et gros rougeot ; un manque d'ambition (macronienne-truc) en soi éloquent ? Il multiplie les « mauvaises blagues », surtout – consistant à chier dans le rayon des bouteilles d’eau minérale (tout ce qu’il touche et tout ce qui vient de lui est également invisible, et c’est tellement rigolo de voir les clients se pincer le nez sans savoir d’où vient cette odeur, avec un peu de chance ça va finir en glissade, warf, warf) ou à renverser leurs cafés sur les genoux des consommateurs (et de préférence les consommatrices) attablés en terrasse, entre deux insultes pas entendues et deux pseudo-selfies où il n’apparaît bien sûr pas, et tant d’autres choses… Des gamineries, finalement, et de peu d’importance. Ce qui est presque aussi navrant que sa condition, au fond. Presque ?


Parler de « corruption », alors ? Certainement pas. S’il y a eu corruption, c’était avant le pouvoir, avant quoi que ce soit, et parce que le monde autour de Joffrey était suffisamment corrompu comme ça – ce que sa virée parano-conspi au Parlement européen pourrait confirmer, même sur un mode plus viscéral et brut, grotesque oui, qu’intellectuel ; à vrai dire, tout cela est sans doute très fantasmatique, fonctionnant à la manière de ces explications simples auxquelles on se raccroche volontiers pour clarifier un monde d’une complexité si intimidante que l’on préfère en faire abstraction : c’est une imposture, oui, mais ça n'en est pas moins le rôle ultime de la conspiration, et elle le remplit depuis le début, chez l’auteur, on dirait bien.


En fait, l’invisibilité n’avilit pas forcément plus que cela Joffrey – malgré Gygès, malgré Griffin. En fait de corruption, elle pourrait même, en dernière mesure, s’avérer porteuse d’une potentialité de « rédemption » (si c’est bien le mot, car s’agit-il de « racheter » quoi que ce soit ?). Très ironique, certes. Et vaguement déprimante ?


Sa véritable fonction narrative est d’une tout autre nature, même si pas des plus originale là non plus : la mise en scène d’une horreur sociale, sur le principe de la métaphore prise au pied de la lettre (et, histoire d’achever cette section croulant sous les références, je suppose qu’on pourrait ici adjoindre à l’invisibilité au sens le plus strict le thème un peu différent de la transparence, par exemple chez Roland C. Wagner, ou, pour ce que j’en sais, chez Ayerdhal ?). C’est ici, enfin, que Joffrey devra admettre que ce qu’il avait voulu prendre pour un don s’avère être une malédiction.


UN SNUFF SOCIAL ?


Oui : les clochards, qu’on ne voit pas parce qu’on refuse de les voir, par protection mesquine, deviennent, en leur plus ou moins porte-parole Joffrey, littéralement invisibles – et c’est fâcheux pour un porte-parole, parce que, cette invisibilité affectant globalement son rapport aux autres, on ne l’entend pas plus qu’on ne le voit. Mais le voyeurisme du lecteur s'en accommode très bien.


Le propos, en tant que tel, n’est sans doute pas d’une originalité stupéfiante, même si j’avoue ne pas avoir là tout de suite tant de précédents littéraires que cela en tête (maintenant, on peut chercher au-delà de la littérature, hein – je vous renverrais bien au scénario pour L’Appel de Cthulhu que je maîtrise actuellement, ça tombe bien : « Au-delà des limites »…).


Cependant, de manière générale, cela nous renvoie à un principe d’horreur sociale qui, dès le premier des Contes du Soleil Noir, Crash, louchait via son titre sur Ballard (et assimilés). Le fait est que la notion d’horreur en termes de genre me paraît toujours aussi difficile à accoler à Invisible ; pourtant, comme Crash surtout, le présent court roman exprime bien une situation en tant que telle parfaitement horrible. Mais pas horrifique ? Disons du moins que l’on n’a pas recours ici aux expédients de la peur, et encore moins aux « jump scares » presse-bouton. Le cauchemar de Joffrey, comme celui de Malika, ce n’est pas tel monstre incongru, ce n’est pas tel élément surnaturel, même dans le cas de l’invisibilité de Joffrey tournant progressivement à la malédiction, non : c’est sa vie de merde. À la base. Car derrière cette vie de merde, essence de l’horreur sociale à la façon des Contes du Soleil Noir faut-il croire, se profile une horreur « de classe », dont on pourrait donc chercher des antécédents chez J.G. Ballard, entre autres – mais à la façon de reflets déformants : les gares bruxelloises qui puent la pisse constituent après tout, en apparence du moins, l’antithèse de la Riviera criminellement riche de Super-Cannes et compagnie ; et nous fréquentons cette fois les rebuts. Mais justement : le cycle d’Alex Jestaire joue sans doute de ces reflets – et, à maints égards, le parcours de Joffrey est d’autant plus éclairant si on lui associe, comme en split-screen, l’infecte jeunesse dorée d’Arbre…


Du coup, ne pas se méprendre sur mes mots plus haut, quand j’ai décrit Joffrey et son quotidien en termes pas forcément très aimables. Il ne s’agit pas de « mépris de classe », du moins je ne crois pas… Plutôt quelque chose incitant à relever que le discours d’Invisible est pathétique, oui, au sens strict, mais sans être misérabiliste (ou apologétique). Que Joffrey soit un peu un connard contribue à lui donner chair et âme. Qu’il ne soit pas un Jean Valjean engagé sur la voie de la rédemption en dépit de l’hostilité ouverte et maniaque d’un Javert, peut-être plus encore – en fait, que l’adversité à l’encontre de Joffrey soit indifférenciée, anonyme, est très bienvenu ; avec un autre auteur, je n’aurais pas manqué, si ça se trouve, de lâcher les terribles et cyclopéens deux mots « horreur cosmique »… Mais nul tentacule ici – simplement une réalité tellement déprimante, jusque dans son procédé imaginaire, qu’elle acquiert insidieusement les atours d’une horreur « molle », pas moins terrible car pas moins inéluctable : c’est, d’une certaine manière, du TRVE zombie à la Romero – pas pour l’hémoglobine, certes : je parle ici de ce sentiment oppressant que l’horreur frappera d’autant plus certainement qu’elle prendre insupportablement son temps pour le faire, on le sait, on la voit faire, lentement, très lentement…


Et c’est bien pour cela que nous avons besoin que Joffrey existe, au-delà du stéréotype du punk à chien lourdaud à la voix éraillée. Et, oui, il existe – comme Malika dans Crash, à cet égard. Tous deux, à vrai dire, existent peut-être surtout quand ils souffrent – c’est la douleur qui témoigne de leur humanité essentielle ; dans le cas de Joffrey, la scène des photos, particulièrement poignante, en témoigne, à la limite de l’intolérable (et d’autant plus que le personnage prend d’abord tout cela à la blague et même avec un enthousiasme débordant, à vrai dire déjà pathologique). Et tous deux, certes, sont au fond confrontés au même problème : comment exister ? La pire des questions : il est déjà trop tard quand on se la pose. Et, en l'espèce, une question d’autant plus douloureuse que la condition de légume de Malika comme celle de clochard de Joffrey semblent leur dénier d'emblée tout droit à l’existence… Parler alors d’une douleur « palpable » n’en est à vrai dire que plus cruel ; mais le lecteur est-il encore à ça près ?



Mais, là, je persiste – même en me sentant un peu seul, et en me demandant d’autant plus si je ne fais pas totalement fausse route : comme dans Crash (surtout – le thème de base comme la narration plus linéaire que dans le deuxième volume rapprochent les deux livres), mais aussi, sur un mode bien différent, comme dans Arbre, j’ai le sentiment, dans Invisible, d’une ultime échappatoire, même cruellement ironique. En fait de romancier d’horreur, Alex Jestaire me paraît toujours, en ultime mesure, autoriser l’émancipation de ses personnages, d’une manière ou d’une autre (souvent morbide, certes) ; sans que l’on aille jusqu’à parler de happy end, mais cela suffit à mes yeux à distancer l’auteur du genre horrifique, dans ses canons les plus stricts du moins, que les argumentaires de presse associent par nature et sans plus de questions aux Contes du Soleil Noir. C’est peut-être futile – peut-être moins. À chacun d’en juger


LE RÉALISATEUR DE TA VIE


Une autre impression persiste depuis Crash, et c’est que la vraie star dans tout ça, c’est Geek – notre narrateur, et probablement bien plus que ça encore. Au-delà de ce sobriquet bien terne (on peut y préférer, pour la couleur, les avatars de Monsieur Geek, voire Maître Geek – je vous concède que ce dernier a de quoi faire frissonner), qui pourrait le ravaler à la figure un peu balourde d’un pâlichon de banlieue s’empiffrant de Granola en parcourant 24/24 le ouèbe le plus interlope, on devine toujours un peu plus sous cette façade, sinon encore un démiurge (mais en fait si), du moins un artiste – un conteur, c’est à propos, qui perpétue, à l’heure du web profond et de l’exploration de données, les trucs de ses prédécesseurs, les aèdes, bardes et scaldes, plus encore sans doute ceux qui narraient dans les souks les fantasmes chatoyants des Mille et Une Nuits. Qu'importe si ses récits à lui sont en nuances de gris.


Car c’est bien ce qu’il fait – en adaptant. Même s’il semble recevoir ses auditeurs chez lui (pensez à la pizza et au Coca Zéro), son art est celui d’un monteur et d’un réalisateur : il enchaîne les vidéos improbables, s’il ne filme pas lui-même, préférant avoir recours aux réseaux de surveillance mondialisés et éventuellement à la sous-veillance un peu perverse des zélés citoyens du net. C’est lui qui nous dit de regarder, et ce qu’il faut regarder – en s’accaparant sans doute les attributions de ses sources anonymes, car il prétendra toujours que ses « dossiers », Malika, Janaan, Joffrey maintenant, consistent avant tout à regarder ce que personne d’autre ne regarde ou n’est censé regarder. Et peut-être est-ce bien le cas, au fond ? Car c’est en définitive son montage qui crée le document final, et par là-même l'histoire. Prises indépendamment, les nombreuses vidéos dont il use ne servent à rien ; c’est leur corrélation qui est signifiante. En cela, il n’est pas si éloigné du narrateur de « L’Appel de Cthulhu », dans le fameux paragraphe introductif de la nouvelle – à ceci près qu’il ne joue pas de la carte de l’avertissement, encore moins de celle du regret : bien au contraire, il veut que nous regardions – et c’est bien ce que nous faisons, avec une certaine délectation trouble, probablement un tantinet SM.


Dans le cas précis d’Invisible, c’est pourtant problématique. Littéralement, ici, Geek veut que nous voyions l’invisible. Il semblerait bien que ces vidéos de surveillance témoignent de quelque chose – mais de manière explicite ou implicite, ce n’est pas toujours très clair. Qu’importe : ce qui compte, c’est le récit – le conte (aha). Et le conte a besoin d’un conteur, et des effets que maîtrise ce conteur, pour acquérir du sens, ou ne serait-ce, et ce n’est pas négligeable, que les atours un peu exubérants du bon divertissement – quand bien même une sorte de snuff social, à y regarder de plus près.


Ce qui peut passer par la mise en scène de soi – là même où elle paraîtrait pourtant hors de propos. L’introduction du roman est ici explicite, où Geek nous impose de regarder cet homme qui ne bouge pas, et depuis bien trop longtemps sans doute. Sans Geek, la scène serait anodine – elle autorise la suite parce qu’elle est déjà, à sa manière, un effet de narration. En cela, le conteur se révèle derrière la façade de Geek – et sans doute, derrière Geek, faut-il voir Alex Jestaire lui-même ?


Mais cela nous ramène au problème initial, qui pour l’heure n’a, je crois, toujours pas de réponse : quelles sont les intentions de Geek, depuis le début ? Et les intentions d’Alex Jestaire ? Mais cette question n’a peut-être pas besoin d’avoir une réponse pour l’heure. Car les Contes du Soleil Noir portent en eux-mêmes leur raison d’être, au-delà de cette dimension cyclique – sans exclure qu’en son temps celle-ci puisse amener à prendre les choses autrement, au travers d’un retour en arrière mégalomane autant que joueur, narrativement s’entend. Ou pas.


BAGOUT GEEK POST-PUNK


Mais, soyons franc : s’il y a des choses intéressantes dans tout ça, il n’y a sans doute rien de bouleversant non plus. D’une certaine manière, nous pouvons avoir le sentiment de déjà connaître tout cela, de ne pas y trouver quoi que ce soit de « neuf », du coup, et ça pèse forcément sur l’intérêt de ce troisième « dossier » des Contes du Soleil Noir ; que j’ai bien aimé, mais qui m’a sans doute moins convaincu que Crash, plus intéressant encore rétrospectivement, ou même Arbre, et ce alors que je n’y avais de toute évidence pas panné grand-chose, voire rien du tout...


Ce qui tire Invisible vers le haut à mes yeux (aha), eh bien, c’est toujours la même chose, en fait : le style d’Alex Jestaire, très oral, semé de références, barbouillé d’italiques, mais joliment sonore. Notez, une fois de plus, je comprendrais très bien qu’on n’y soit pas sensible – voire que ça aille jusqu’à irriter ; ce qui serait assez légitime, j’imagine. Mais en ce qui me concerne, ça passe décidément très bien.


D’autant bien sûr que ce style entretient une relation constante avec les effets narratifs de ce filou de Geek ? La structure d’Invisible, relativement linéaire, plus même que celle de Crash, n’a pas forcément grand-chose de commun avec les jeux de langues tenant à l'éclatement de la narration dans Arbre. Les premiers Contes du Soleil Noir, déjà, marquaient ici une évolution notable par rapport à Tourville – dans mes précédentes chroniques, je parlais d’une certaine « retenue »... Ce qui se vérifie à nouveau avec ce livre – toutes choses égales par ailleurs : il serait tentant, avec un titre pareil, d’en déduire que la plume d’Alex Jestaire serait ici invisible… Elle ne l’est pas. Elle a une présence, elle est incarnée même, via Geek sinon Joffrey – ce qui lui permet de sonner juste.


Il y a une certaine musique, en fait (pas forcément celle-ci, mais...). Une impression de naturel qui doit probablement beaucoup à l’artifice. Et je trouve ça très pertinent, très efficace, ce bagout un peu geek, un peu post-punk, souvent à deux doigts de la révélation apocalyptique – le genre de révélation qu’une vodka frelatée pourrait très temporairement susciter, oui, avant que les maux de ventre et la gueule de bois ne ramènent le prophète sur terre – à sa crasse, à son indifférence, à son manque de tout.


J’aimerais pouvoir vous en donner quelques témoignages, mais je n’arrive pas à trouver ne serait-ce qu’un passage à même de faire la démonstration de ce que ce style peut avoir de fort. J’avais pris des notes, m’étais dit que peut-être ceci, peut-être cela… Mais, à la relecture, j’ai systématiquement eu l’impression que ça ne donnait rien tout seul… Je crois qu’il faut l’ensemble – il faut baigner dedans ; et là, oui, il se produit quelque chose – on voit le Soleil Noir des sages, des mystiques et des fous… ou, plus prosaïquement, on se glisse dans une tranche de vie morbide, qui clame jusque dans sa fiction une authenticité que l’on n’a pas le moins du monde envie de contester.


Et c’est déjà beaucoup, non ?


La suite un de ces jours, avec le quatrième des Contes du Soleil Noir, intitulé Audit – à n’en pas douter le titre le plus horrifique de cette sélection d’horreurs trop crédibles.

Nébal
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le 10 oct. 2017

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Nébal

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