Depuis quelque temps, il m'arrive de faire ce que je ne faisais plus : prendre le temps de relire des livres appréciés des années plus tôt. Je viens ainsi de dépoussiérer l'une des lectures marquantes de ma lointaine jeunesse : "Je gagne toujours à la fin", publié par le Diable Vauvert en 2003. Impossible de présenter ce roman très particulier sans évoquer la personnalité de son auteur, puisque celui-ci en est finalement le sujet principal. Normalien, diplômé en physique, esprit assurément brillant, Vaquette (l'auteur, donc) a l'honnêteté de ne pas jouer les faux modestes : il est bien plus intelligent, plus cultivé, plus fort, plus courageux que toi, ami lecteur, et se fera un plaisir de te le rappeler tout au long de ces 357 pages. Conscient de sa valeur, il sait aussi, hélas ! que celle-ci ne pèse pas lourd dans un monde fait par, pour et avec des médiocres. Par essence, c'est un homme qui se retrouvera toujours en butte aux forces dominantes, qui ne sera jamais du côté de la multitude... D'où le fait que son avatar de 1940 (le colonel Vaquette, héros et narrateur du roman, donc) fasse partie des rares Français prêts à prendre les armes contre l'occupant, et qu'à la Libération, lorsque tout le pays est par miracle devenu résistant, il soit accusé d'être un odieux fasciste.


Résistance, occupation, libération... Ne nous y trompons pas : l'auteur n'a à aucun moment la prétention d'écrire un roman historique. "Je gagne toujours à la fin" en dit bien plus sur son époque de rédaction que sur la Seconde guerre mondiale. Les péripéties militaires du colonel Vaquette ne sont qu'un prétexte pour faire s'exprimer le véritable Vaquette, l'artiste. Les protagonistes eux-mêmes ne sont pas dupes, et ne se privent pas, dans leurs échanges censés avoir lieu en 40 ou 45, de faire référence aux réalités de 2003 ! L'un des principaux ressorts humoristiques employé par l'auteur est de constamment briser le quatrième mur, par exemple lorsque le narrateur évoque son roman, son éditeur ou ses lecteurs, qu'il annonce des événements qui se dérouleront dans tel ou tel chapitre à venir, ou qu'il nous prévient que l'on peut sauter certains passages "chiants".


Autant dire que Vaquette, en dépit des grands airs qu'il se donne, ne se prend pas trop au sérieux. Dans ses deux premiers tiers, le roman tient de la farce, avec un humour potache, un peu foutraque sur le fond comme sur la forme : en témoigne ces phrases à rallonge, à la manière d'un Desproges, où l'auteur cherche à nous perdre au gré de digressions, commentaires plus ou moins décalés et autres interludes drolatiques (digression : cela m'a rappelé l'influence que "Je gagne toujours à la fin" a eu sur mes propres écrits de jeunesse dont certains ont depuis été publiés, par exemple "Les feux de l'armure", pour les quelques-uns qui l'ont lu, fin de la digression) À l'occasion de cette relecture, outre l'indéniable plaisir nostalgique qu'elle m'a procuré, je me suis tout de même demandé si un lecteur découvrant le roman aujourd'hui le trouverait encore pertinent. Y abondent en effet les références directes à l'actualité et aux personnalités du tout début de ce siècle : le Loft et la Star Ac', Lagaf', Alain Bougrain-Dubourg, Bruno Mégret (je l'avais oublié, lui, et ce n'était pas plus mal !), les démêlés du président Chirac avec la justice, ou Roxana Maracineanu citée en sa qualité d'admirable championne de natation et non en celle de détestable politicarde... Ainsi certains traits d'humour m'ont paru tomber à plat, sans doute parce que déjà "datés". Mais la plupart, heureusement, continuent de fonctionner.


Et soudain, à l'amorce de son dernier tiers, le récit prend un virage bien plus sérieux, devenant ostensiblement philosophique et politique, tandis que se tient un procès qui va constituer le "plat de résistance" du roman. L'auteur ne s'en cache pas : toute cette partie est une transposition du procès contre Jean-Louis Costes, accusé (et condamné, me semble-t-il) à cause de textes de chansons prétendument racistes. Vaquette interroge alors la notion de liberté, et plus spécifiquement de liberté d'expression. Il délaisse alors pour de bon les artifices du roman d'aventures pour livrer au lecteur de longues tirades qui, pour être didactiques, n'en sont pas moins passionnantes et surtout d'une terrible justesse. J'ai alors pu me rendre compte à quel point "Je gagne toujours à la fin" avait, une quinzaine d'années plus tôt, contribué à façonner mon jeune esprit. Et si les deux premiers tiers du roman m'ont rappelé que je ne suis plus tout à fait le même aujourd'hui qu'à 23 ou 24 ans, en revanche mon point de vue sur la liberté d'expression n'a pas bougé d'un iota : c'est celui de Vaquette. Il revendique le droit de provoquer, de déplaire, de heurter les sensibilités, de malmener le lecteur / l'auditeur / le spectateur, c'est même l'un des devoirs de l'artiste. Sur cet aspect essentiel, le roman n'a rien perdu de sa pertinence, au contraire, il est plus que jamais d'actualité.


J'avoue n'avoir pas du tout suivi ce qu'a fait Vaquette durant ces quinze dernières années. Désormais quinquagénaire, je ne l'imagine pas pour autant être devenu un vieux con conformiste comme ceux qu'il dénonçait ; s'il est resté égal à lui-même, il doit quotidiennement s'étouffer de rage en voyant comment notre société a évolué sur ces questions de liberté d'expression et de pensée... J'appréhendais une possible déconvenue en relisant ce "roman culte" longtemps après, mais en fin de compte, autant pour ses qualités propres que pour l'influence qu'il a eu sur moi, il méritait bien sa place dans mon panthéon littéraire. D'ailleurs il y retourne illico... ainsi que sur les étagères de ma bibliothèque, d'où je le ressortirai peut-être dans quinze ans s'il n'a pas péri dans un autodafé d'ici là.

Oliboile
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le 9 mars 2021

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