« Je m’appelle Gabriel, Thomas, Mélanie ; j’ai 37 ans, 22 ans, 45 ans… »
Se présenter. Quoi de plus simple en vérité ? Un nom, un âge, un métier souvent, et puis, si l’alcool coule suffisamment pour délier les langues, les branches qui ont fait éclore notre feuille, et parfois d’autre, sur un arbre précis où s’enracine notre identité.
Mais que reste-t-il de celle-ci lorsque plus rien n’est écrit en nous ? Quand la mémoire n’est plus, quand quelqu’un ou quelque chose, une maladie, un accident, un choc, a effacé notre histoire comme on arrache les premières pages d’un livre ?
Dans Journal d’un Sans-Mémoire, sous la plume de Raphaël Watbled, un personnage prend vie. On l’appelle Melvin, mais on aurait pu l’appeler Simon ou bien Arthur. En plus de ce prénom, on lui donne un âge approximatif, comme on coche une tranche de vie sur un sondage.
Que sait-on de lui ? Rien de plus qu’il n’en sait lui-même.
Réveillé sous un pont, Melvin vit son tout premier jour pour la seconde fois, en tant qu’adulte nouveau-né, à la mémoire aussi vierge et intacte que la première page d’un carnet. Et quand la conscience de soi, en tant qu’homme, individu, fils, mari, citoyen… quand tout ceci n’est plus, que reste-t-il ?
Les sensations.
Dans ce roman aux allures de quête de soi, le chemin du personnage est écrit avec les cinq sens, ces perceptions primitives et primordiales qui nous ancrent au monde et à cette histoire. Les mots sentent, caressent, goûtent, chantent, crient, se parent des ombres de l’arche et de la lueur avide d’une œillade… Saisi par ce bouquet de sensations, j’ai été incapable de lâcher ce roman dévoré en un après-midi. Tout au long de ce parcours, Melvin se cherche, s’étudie comme on tire plein d’espoir sur le fil d’Ariane. Mais le labyrinthe d’un cerveau humain pourrait abriter à lui seul plusieurs Minotaures. Pourquoi Melvin reste-t-il si calme face à cette situation qui plongerait chacun d’entre nous dans le barathre d’une angoisse infinie ? Pourquoi ces réflexes ? Ces comportements si singuliers ? Autant de questions que Raphaël Watbled sème au fil des pages et de cette quête étrange, au creux des draps encore mouillés de cyprine d’une femme aux yeux gris, entre les bras de velours du fauteuil antique d’un bureau feutré ou dans les alcôves d’un bar gay où les désirs se conjuguent et s’étirent dans la nuit.
Car finalement… sous le cortex qui recouvre notre cerveau comme un bonnet de bain, sous cette fine couche pleine de tout ce qui nous définit aux yeux des autres, se cache ce qui nous définit aux yeux du monde entier : nos désirs. Nos réflexes. Nos impulsions. Et l’on se lance à l’assaut des pas de Melvin et des mots de l’auteur, happé par les dialogues d’une redoutable maestria. La plume de Raphaël Watbled, d’une délicieuse précision tant pour décrire l’architecture des villes que celle des corps, nous entraîne dans une histoire qui semble se construire devant nos yeux, au fur et à mesure de la lecture, et l’on se surprend à bâtir mille hypothèses en tournant frénétiquement les pages… jusqu’au « à suivre ».
Bien sûr, bien sûr qu’on va suivre Melvin… Pour les réponses et les yeux gris, pour la douche d’or et les quatre ponts, pour le banc vert et la porte de verre.
Pour le plaisir.
Surtout pour le plaisir.

GabrielKevlec
10
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le 30 juil. 2021

Critique lue 74 fois

Gabriel Kevlec

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