D'aucun diront que c'est un roman de gare. Mais j'ai beaucoup aimé.

Avec la sortie, en ce début d’année 2018, de son 4ème tome, s’est achevée la parution en France, étalée sur 4 ans, de la saga d’Elena Ferrante, l’amie prodigieuse (En italien : L’amica geniale). Cette œuvre monumentale nécessite à notre sens d’être lue du début à la fin, les quatre tomes d’affilée, et de l’être deux fois : une première lecture, rapide, pour se familiariser avec le récit, ses péripéties, ses nombreux personnages dans leurs rapports multiples. Puis, une deuxième, qu’Althusser appellerait symptômale, un crayon à la main, pour repérer les éléments qui font de ce roman un tableau magistral traitant à la fois de l’Italie dans la deuxième moitié du XXème siècle, et des problèmes généraux de l’existence humaine, et le plaçant dans la lignée du grand réalisme, au sens d’Engels et de Lukács, dans la grande littérature de Balzac, Tolstoï, Thomas Mann, etc.
Le roman raconte 60 ans de rapports entre deux femmes, Lila et Léna nées en août 1944, copines depuis la première année de primaire, et voisines dans un immeuble décrépit d’un « quartier » défavorisé de Naples, on dirait aujourd’hui une « cité ». Un quartier dont beaucoup ne sont jamais sortis, pas même pour aller voir la mer pourtant distante de quelques centaines de mètres, un quartier rongé par les trafics, la Camorra, où l’État n’existe guère et où règne la violence, violence entre parents, entre parents et enfants, entre voisins, entre concurrents, violence qui remplace la justice inexistante.
Issues de milieux très modestes, (le papa de Lila est cordonnier, celui de Lena, la narratrice, petit employé de mairie) les deux fillettes sont extrêmement brillantes à l’école. L’une, Lila, devra arrêter au certificat d’études, l’autre pourra poursuivre au collège, lycée, école normale. Leur amitié est tumultueuse, marquée de rivalités mimétiques, selon l’expression de René Girard, de périodes d’éloignement et de rapprochement, de fascination réciproque, de jalousie, de concurrence.
Dès la première page et tout au long du récit, le roman met en scène une spécificité de l’Italie, issue de la jeunesse relative de son unité nationale : la dualité dialecte-italien. Le dialecte (napolitain en l’occurrence) est le langage de la vie quotidienne, le langage de l’invective et de la violence, de l’obscénité, de la spontanéité aussi, tandis que l’italien est la langue de la culture, de la pensée complexe, de la pondération. Et les protagonistes passent de l’une à l’autre en fonction du sujet de leur conversation.
Une deuxième dualité est celle de l’intelligence et des études. Lena poursuit des études supérieures et devient une écrivaine, journaliste, essayiste, reconnue, exploitant ses expériences vécues dans le milieu de son enfance, dont elle s’est éloignée pour ses études et son mariage avec un brillant intellectuel, créant ainsi la distanciation nécessaire à son œuvre, pour y revenir ensuite. Lila quant à elle, après avoir accumulé une culture autodidacte en écumant la bibliothèque de son quartier, mettra à profit son intelligence pour développer, à partir du métier de son père, une fabrication de chaussures, puis une entreprise de services informatiques.
Mais il y a les pesanteurs sociologiques, les déterminations sociales. Léna aura beau faire des études, fréquenter les milieux intellectuels, elle y restera une intruse, elle restera une fille du Mezzogiorno, une fille de son quartier, elle ne pourra jamais s’en échapper totalement.
Il est bien difficile d’être femme. Dans le « quartier », les femmes sont dominées, battues, agressées, violées. Mariées, elles sont la propriété, la servante de leur époux. On pense à ce passage de Marx dans les Manuscrits de 1844. « Dans le rapport à l'égard de la femme, proie et servante de la volupté collective, s'exprime l'infinie dégradation dans laquelle l'homme existe pour soi-même… Le rapport de l'homme à la femme est le rapport le plus naturel de l'homme à l'homme. En celui-ci apparaît donc dans quelle mesure le comportement naturel de l'homme est devenu humain » Lena théorisera cette situation dans un essai sur La femme inventée par l’homme.
La morale sexuelle du quartier est relativement souple. On y constate un chassé-croisé amoureux constant. Mais la préoccupation des parents est surtout que leur fille fasse un « bon » mariage, même si la fortune du prétendant, caïd de la Camorra, a des origines douteuses.
Les hommes brillants, intelligents, exercent une fascination, ils sont dignes d’amour, mais rien n’assure que cette intelligence ne dégénérera pas en sentiment de supériorité (« l’arrogance n’est que la caricature de l’un des éléments de l’amour, à savoir du sublime » écrit Franz Baader) qu’elle n’induira pas chez la partenaire un complexe d’infériorité. Rien ne garantit qu’une fois en couple, l’homme brillant ne s’accommodera pas de ce que la femme gère le ménage et les enfants. Il privilégiera son propre travail, sa propre carrière, et négligera sa compagne. Il n’existe pas en vérité de corrélation entre le niveau intellectuel et le comportement éthique de l’homme qui peut ne voir en toute femme qu’un exutoire à ses pulsions.
Le roman d’Elena Ferrante couvre un demi-siècle d’histoire de l’Italie. À la réprobation soulevée par la misère, l’exploitation, les conditions de travail, l’indignité de la condition ouvrière que Lila expérimente dans une fabrique de salaisons, répondent la violence des milices fascistes, l’inaction et la corruption de l’État, la passivité apeurée de ceux qui craignent que leur situation ne s’aggrave davantage. À la dérive réformiste du parti communiste, à l’échec du réformisme et à la droitisation de la société correspondra la dérive terroriste de certains. Ce seront les « années de plomb », marquées par un déchaînement de violences, de droite comme de gauche. Ces événements, cette situation sociale forment la toile de fond de la saga, et ses péripéties, ses drames humains, loin des marivaudages du roman bourgeois, leur sont indissolublement liés.
Le roman est enfin remarquable par la fine analyse des sentiments de la narratrice, avec ses hésitations, ses balancements entre des analyses contradictoires, ses aveuglements aussi, ses désarrois enfin lorsque ses filles, qu’elles a parfois négligées pour vivre sa vie, s’émancipent et lui échappent.
Lena sait que Lila, dans les dernières années de sa vie, étudie Naples et son histoire. En fera-t-elle un livre, le seul livre de sa vie, le livre qui consacrera la fulgurance de son esprit et lui permettra de se survivre ? Elle l’espère, et le redoute aussi. Mais Lila disparaîtra mystérieusement, tandis que réapparaîtront mystérieusement les poupées disparues dans un soupirail du « quartier » dès les premières pages du 1er tome, nous laissant dans le blues des lectures achevées et la perplexité des secrets gardés.

Jean-PierreMorbois
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Créée

le 5 nov. 2018

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