L'Arbre sans fin
8.3
L'Arbre sans fin

livre de Claude Ponti (1993)

Je suis un tonton formidable, épisode 1 : du changement de paradigme spatial

En tant que tonton le plus formidable du monde et même d'au-delà, je décide, quand je vois ma nièce, de lui faire cadeau d'un livre. Mais point de Petit prince, ou de Tom-Tom et Nana. Non, je veux lui offrir ce qui moi-même m'a bercé et m'a éveillé aux joies de la lecture : Claude Ponti !


Le pur hasard veut que je commence par L'Arbre sans fin. J'hésitais avec Ma Vallée, mais le premier est peut-être davantage destiné aux enfants de moins de cinq ans. Claude Ponti, c'est un formidable réservoir à imagination. Si je dis qu'il m'a éveillé à la lecture, c'est bien parce que tout ce qui s'y trouve, tout cet univers fantasmagorique et onirique, est d'une justesse impeccable lorsqu'il s'agit de donner à l'enfant le pouvoir de créer. Parmi les qualités de l'oeuvre, il y a bien évidemment les tableaux qui se succèdent, sur lesquels on pourrait s'arrêter bien des minutes (et sur lesquels je ne doute pas que ma nièce s'attardera en le relisant encore et encore). La précision des dessins, l'originalité et la singularité de chaque personnage, de chaque feuille, chaque détail qui donne encore plus le sentiment de créativité, tout cela se conjugue dans une harmonie symphonique et imaginaire, qui est un des plus puissants stimuli que j'ai trouvé pour un enfant.


Mais la particularité même de l'Arbre sans fin ne réside pas tant dans ces caractéristiques, qu'on peut appliquer à chaque album de Claude Ponti. On retrouve également une structure scénaristique semblable à d'autres albums : un jeune personnage tout mignon, qui traverse des épreuves à l'instar d'un roman d'initiation et d'apprentissage, dans un voyage symbolisant la progression de sa compréhension du monde, et qui au final va résoudre ses affaires elle-même, sans pour autant s'émanciper de sa famille.


Mais il y a surtout une intention d'éveiller le jeune lecteur au goût de l'exploration, et plus particulièrement en renouvelant ce qu'a été la découverte des Amériques aux XVIe siècles pour les hommes. En effet, ces hommes qui découvrent qu'ils ne connaissent pas tout de leur monde, et qu'il restait des choses inconnues qui leur échappaient totalement, ont pu se trouver comme des gamins face à un monde merveilleux, exotique, peut-être repoussant et hostile. L'Européen du XVIe siècle est comme un enfant qui serait amené trop jeune à découvrir par lui-même l'immensité du monde et de l'existence. Il est responsabilisé de manière précoce, et réagira probablement dans la précipitation, sans se soucier du mal qu'il peut faire, puisque son seul objectif est de faire entrer dans ses catégories connues ce qu'il ne connaît pas, quitte à acculturer. Claude Ponti se veut davantage optimiste, habité par l'inquiétude d'apprendre la responsabilité à son jeune lecteur. Cette jeune Hipollène, après avoir appris la mort de sa grand-mère, est précipitée (volontairement ?) dans les limbes de son monde, et essaie de s'en sortir. Elle découvre alors que ce qu'elle croyait être quelque chose sans fin, dont elle n'avait jamais vu le bout, ne l'est pas, mais, consolation suprême, il y a une infinité de ces mondes qu'elle croyait sans fin ! Quelle stimulation ! Cette découverte modifie considérablement son paradigme mental vis à vis de l'espace : à l'instar de l'Européen du XVIe siècle, Hipollène se trouve dénudée face à son ignorance ; mais sans réagir brutalement et sombrer dans un nihilisme stérile, la jeune fille souhaite ramener cette information chez elle, dans son arbre "sans fin", retrouver les siens, et reprendre le cours de sa vie. C'est là l'incarnation de la maturité, qui aurait peut-être dû habiter les Espagnols, quand ils ont décidé que ces autres arbres sans fin devaient être à eux.


En bref, Claude Ponti amène l'enfant à s'interroger sur son entourage immédiat et les rapports avec l'environnement plus éloigné. Il l'invite à regarder en-dehors de son cercle familial, à le remettre dans un contexte plus vaste, celui du cosmos. L'enfant découvre alors la notion d'échelle, ce qui est un pas au combien important dans la maturation d'un esprit critique et ouvert.


Pour parvenir à ce but, l'album rivalise d'ingéniosité dans les traits et les couleurs. J'ai plus haut parlé de symphonie : c'est en effet une véritable musique que ces formes, ces expressions, ces mots qu'il FAUT dire à haute voix, afin que l'enfant joue avec ses lèvres et avec ses cordes vocales. Les yeux doivent errer sur les pages, retracer chaque contour, qu'il soit abrupt comme ce monstre-insecte qui pourchasse Hipollène, ou doux comme la larme qu'elle devient en tombant de son arbre. La poésie de l'histoire et des formules atteint des niveaux stupéfiants, faisant advenir l'histoire au rang de conte, tant des expressions comme "Et voilà que passe la septième Saison Merveilleuse. Et la voix dans la tête d'Hipollène lui parle toujours. Elle dit : la grosse perle est une graine." regorgent d'ingéniosité littéraire, de poésie.


Ainsi, en même temps que ce conte éveille votre jeune lecteur, il stimule ses yeux, sa bouche et ses oreilles, comme si la découverte de sa conscience de responsabilité devait s'accompagner d'une découverte de la responsabilité de son corps. Ton corps est une machine à produire de la beauté, permets-lui de te faire découvrir un monde immense et beau.

Alexandre_Gauzy
9
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le 26 oct. 2015

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Alexandre G

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