J'ai découvert Jo Nesbo dans un cycle consacré au polar scandivane. Tout a commencé par le roman noir islandais, Indridasson (essentiellement), Thorarinsson - lectures convaincantes, surtout au début avec la "Femme en vert" et plus encore "L'Homme du lac", plus pesantes par la suite avec des romans lents, excessivement lents, lourds, presque glauques, sur un fond physique et humain assez sinistre. J'ai alors élargi l'horizon à la Suède (Mankell) et à la Norvège - avec "l'Homme chauve-souris", le premier roman du cycle Harry Hole écrit par Jo Nesbo.

En fait 'Homme chauve-souris n' a rien d'un roman nordique, même si quelques réminiscences, d'ailleurs peu exotiques éclairent ici et là le personnage du héros. Toute l'histoire se déroule en Australie - et c'est rien de le dire, l'Australie, que vous n'avez jamais imaginée comme cela, est bien le personnage essentiel du roman.

De façon assez étonnante, ce roman ne fait pas l'unanimité, pas même chez les admirateurs de Nesbo. Le lecteur est sans doute déconcerté par sa construction en deux grands mouvements, quasi juxtaposés : il y a bien un motif, un prétexte criminel, l'assassinat d'une jeune Norvégienne justifiant l'arrivée d'un enquêteur de son pays sur le sol australien, mais toute la première moitié peut apparaître, pour un lecteur trop rapide, ou trop impatient, comme un documentaire (!!!) sur l'Australie, ses hommes, son histoire, sa faune (mais rien de touristique là-dedans), à des lieues de l'enquête criminelle évoquée initialement. Tout s'accélère dans la seconde moitié de l'histoire, d'horreurs en tragédies jusqu'au drame final.

La clé du roman tient précisément dans le fait que tout est mis en place dans la première moitié, que tout est dit ou presque et que l'histoire n'a plus alors qu'à se dérouler, par delà les velléités des protagonistes. Qui a parlé de documentaire ? L'Australie évoquée par Nesbo (par ses personnages plutôt), constituée par des vagues d'émigration ininterrompues, marquée par leurs antagonismes, bien au-delà des formes les plus primaires du racisme, qui a consumé, d'abord (et parfois avec les meilleures intentions du monde), les aborigènes, les premiers habitants du pays. Le paradoxe de cette Australie, c'est sans doute que ce racisme constitue, au-delà d'un incroyable paradoxe, le ciment de la société australienne. Tout n'est que rejet entre les races, les ethnies, les groupes, les sous-groupes mais ce rejet définitif est constitutif de la société; le meilleur exemple dans le roman est l'évocation (pas du tout décorative) des combats de boxe, modernes jeux du cirque, où des quidams volontaires viennent défier les boxeurs d'un cirque ambulant. Les affrontements raciaux se règlent alors à mains nues, et le vainqueur, quel qu'il soit est alors accepté, presque admiré, par l'ensemble des communautés, puisqu'il a su démontrer sa valeur, très physique, dans un cadre admis par tous, quasi institutionnalisé, celui des modernes gladiateurs. Cet équilibre très fragile, fondé sur des antagonismes historiques, presque éternels, suffit à rendre compte de tout le récit qui va suivre. C'EST L'AUSTRALIE QUI EST LE HEROS, LE HEROS ET LE COUPABLE, LE MONSTRE A L'OEUVRE DANS LE ROMAN. L'Australie, c'est aussi des légendes, distillées tout au long du récit (dont celle qui rythme le texte, avec ses trois parties complémentaires, finalement bien plus parlantes que le découpage documentaire / fiction), c'est encore, plus que la terre des beaufs racistes, le microcosme bobo, allumé, homo, drogué de Sydney, un micro monde où toutes les pulsions contenues socialement sont forcément exacerbées et prêtes à exploser, c'est encore la musique de Nick Cage, c'est enfin une faune, aussi déconcertante que les hommes, et l'on va croiser un diable de Tasmanie (végétarien !), des kangourous (morts sur le bord des routes !!), divers serpents peu avenants, un kookaburra, et surtout un crocodile. Une petite parenthèse pour le crocodile, que vous ne verrez plus jamais avec les mêmes yeux après avoir lu l'Homme chauve-souris. En réalités il y a deux sortes de crocodiles : le freshie, le crocodile d'eau douce, le classique, qui pêche du poisson, à côté duquel on pourrait (peut-être) se fendre de quelques brasses; et puis il y a le saltie, qui fréquente l'eau très salée à la rencontre de la mer et du fleuve, qui ne voit dans toute créature vivante à proximité que bloc de barbaque. Le crocodile du roman est un saltie, plein de dents.

Nesbo assurément emprunte aux codes classiques du roman noir, et du roman noir moderne - la traque du serial killer, le recours aux technologies modernes de la communication, le héros récurrent dont le passé parasite l'avancée de l'intrigue, construit en parallèle une seconde intrigue - procédé parfois plus gênant qu'autre chose. Ce n'est pas le cas ici. Le passé de Harry Hole, ses brisures, renvoie certes à des événements anecdotiques (qui justifient son alcoolisme, potentiel puis définitif comme celui du consul dans "Au-dessous du volcan), mais aussi, mais surtout à des images plus floues, coupées de toute anecdote, comme celles de son ancienne compagne; cela nous conduit à une autre thématique essentielle du roman, l'altitude et le saut dans le vide, de la tragédie définitive à la magnifique rédemption finale.

Jo Nesbo est cruel. Le roman se heurte à une contradiction insoluble, qui ne peut se résoudre que dans le drame : la psychologie, car Harry Hole est bourré d'états d'âme, il investit et surinvestit dans l'autre, alors que le monde est indifférent et que l'univers du roman noir ne peut pas s'embarrasser de psychologisme. Harry Hole parvient presque à nous embarquer dans ses états d'âme : on voudrait que survivent les personnages auxquels on s'attache avec lui, mais ils disparaîtront, c'est inévitable, de la façon la plus atroce. Jo Nesbo est cruel.

On voit bien que l'Homme chauve-souris transcende les codes du roman noir, il en explose le cadre. Le meilleur exemple en reste cette implication, quasi charnelle, du lieu, de l'espace dans l'intrigue, de leur consubstantialité. On est bien loin des romans exotiques où le lieu n'a qu'une fonction vaguement décorative, ponctuelle, souvent stéréotypée - à peine anecdotique.

Jo Nesbo réinvente le roman noir.
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le 15 mars 2013

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