L'Intrus
7.7
L'Intrus

livre de William Faulkner (1948)

L'Intrus, William Faulkner, Folio, trad. R.N. Rimbault, revu par M. Gresset


Relire Faulkner. L'esprit du temps en France, avec ses affres, ses exaspérations, ses certitudes et ses polémiques y invite.


Faulkner, c'est évidemment le grand écrivain du Sud des Etats-Unis, le Sud de l'esclavage, des confédérés, de la ségrégation. L'Intrus, c'est Lucas Beauchamp, un fermier noir qui a un peu de sang blanc dans les veines, qui se laisse surprendre, une arme à la main, devant le cadavre d'un jeune bûcheron blanc, tué d'une balle dans le dos, qui se laisse arrêter sans dire un mot, tant il est convaincu que chacun, les Blancs et les Noirs, savent à quoi s'en tenir, et qui se sait promis au lynchage, une fois la victime enterrée. Pour l'heure, en cellule dans le poste de police du shérif, il peut recevoir des visites, refuse l'aide d'un avocat mais demande à un jeune Blanc, qu'il a sauvé jadis de la noyade, d'aller vérifier par quel type d'arme la victime a été tuée. Charles, seize ans, un Blanc ordinaire, très « sudiste », un compagnon noir de son âge et une vieille fille, Miss Habersham qui avait été élevée au sein par une esclave, mère de celle qui allait devenir l'épouse de l'accusé, partent à la nuit déterrer le corps de la victime.


La tension du livre, c'est cette course de vitesse entre cette aberrante initiative (profaner la tombe d'un Blanc pour innocenter un Noir) et le lynchage annoncé.


Tension que décuple le style si particulier de Faulkner, fait de digressions, de monologues intérieurs, de parenthèses, de parenthèses dans la parenthèse, de flou entretenu sur l'identité du locuteur. Il faut, en le lisant, parfois s'y prendre à plusieurs reprises pour comprendre ou vérifier qu'on a bien compris de qui il est question, qui parle ou qui songe. C'est terriblement irritant, on croit que cela nuit à la lecture, que cela nous ralentit, et c'est tout le contraire : on s'y enfonce comme dans sables mouvants, on s'y ensevelit, puis on respire à nouveau, un peu rasséréné, pas pour très longtemps. Dans Faulkner, on avance pas à pas, comme à l'aveugle, les bras tendus devant soi, de peur de trébucher. Et cette crainte que distille le style crée un inouï plaisir de lecture, terriblement addictif. Surtout quand la tension narrative est à son comble.


Son propos, bien sûr, c'est le Sud de la ségrégation. Le Sud quoi.... Les Noirs du comté que l'on ne voit plus – qui disparaissent littéralement- quand l'un d'eux est promis au lynchage tant ils redoutent les dégâts collatéraux, les débordements de haine et de racisme de la foule. Les Blancs qui s'apprêtent au lynchage comme à des préparatifs de grande fête de village. Les Blancs qui ne supportent pas qu'un «  nègre ne se comporte pas comme un nègre » ou qui pensent que les Noirs puent «  sans jamais une seule fois réfléchir ni examiner si, par hasard, cette odeur n'était pas en réalité, non pas celle d'une race, non pas même positivement celle de la pauvreté, mais peut-être celle d'une condition : une idée : une croyance : une acceptation passive par eux-mêmes de l'idée que, par le fait d'être des Noirs, ils n'étaient pas censés avoir le goût de se laver convenablement ni souvent et de prendre fréquemment des bains, et que, en réalité, on devait quelque peu préférer qu'ils ne le fissent pas. »


Un Sud de la ségrégation et du racisme décrit avec une grande lucidité, mais, au fond, sans condamnation. C'est là le tour de passe-passe de Faulkner. Faulkner, dont une grande partie de l'oeuvre nous dit que l'esclavage fut pour le Sud une damnation, nous dit aussi que le Sud doit seul se rédempter. Sans l'aide de quiconque et en tout cas pas celle du Nord. Avec ses seules forces, les forces d'une nation «  homogène », celle d'un Sud flétri par l'esclavage, où Blancs et Noirs, à le suivre, auraient eu sinon la même part du moins partagé un même destin, un Sud qui souhaite défendre «  le privilège de se libérer nous-mêmes » .


Edouard Glissant, le poète antillais, grand admirateur de l'auteur, l 'écrit ainsi dans un merveilleux livre (« Faulkner, Mississi, Folio essais) : «  Tout se fait comme si pour lui la tare de l'esclavage était une souffrance morale, disons de l'Etre, une déchéance indélébile, beaucoup plus folle à porter que la souffrance physique de l'oppression et de la misère ».


Au fond, pour Faulkner le Blanc issu d'une lignée esclavagiste est plus à plaindre que le fils de l'esclave noir. Car la damnation poursuit le premier quand la victime, elle, en est épargnée. « L'Intrus », son roman, ne dit pas autre chose.


L'Intrus est paru en 1948. Ce livre, sans doute courageux (les lynchages cesseront dans le Sud à la fin des années 40, mais on en compte encore en 1955 au Mississippi  et la ségrégation persistera, en doit, jusqu'en 1964  et en fait jusqu'à la fin des années 60) est cependant tout sauf un manifeste anti-raciste comme on aimerait qu'il le fût. Faulkner donne, sans doute sincèrement, des gages à l'Histoire qui se fait, mais reste fidèle à son Sud profond, comme un Albert Camus embarrassé pendant la guerre d'Algérie.


Un immense livre, très éclairant pour quelques débats de notre temps. Dont on peut ne pas partager la vision. Mais ce déchirement d'une conscience inquiète, entre dénonciation du crime et fidélité à la terre où il fut perpétré, politiquement insupportable, est humainement bouleversant. Et littérairement, très puissant.

JoëlBoyer
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le 4 avr. 2021

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Joël Boyer

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