Après qu’ils ont assisté aux obsèques du député au parlement de Catalogne Josep Maria Bolós, la charmante Júlia a emmené son collègue Miquel à Feixes, pour dîner dans un restaurant un peu à l’écart de Barcelone. Chargée de rédiger la chronique nécrologique du défunt, Júlia écoute Miquel parler de son ami de longue date.


Chroniqueur à Revista (Revue en espagnol), Miquel II Gensana, le narrateur, nous réserve bien des surprises qu’il distille au gré des 480 pages (édition de poche), ménageant ses effets. Aisément, il nous accroche d’emblée en évoquant l’un de ses drames familiaux : la disparition soudaine de son père un soir, sorti juste un moment de la maison familiale (en chaussons, ses lunettes posées sur la table), pour répondre à un coup de sonnette à l’entrée et qui n’est jamais revenu. On imagine longtemps qu’on ne connaîtra jamais les tenants et aboutissants de cette disparition, car Miquel garde bien des informations capitales dans sa manche. En arrivant à Feixes, Miquel constate amèrement que le restaurant occupe l’ancienne maison familiale (can Gensana), ce qu’il refusera systématiquement d’admettre auprès de Júlia, répugnant donc à trop se livrer à elle. Ceci dit, nous apprendrons en même temps que Miquel la vraie raison de la curiosité de Júlia vis-à-vis de Bolós.


La mort de Josep Maria Bolós


Officiellement, on parle d’un accident. Mais Miquel sait qu’en réalité il s’agit d’un assassinat, et il en connaît les raisons. Pour cela, il lui faut remonter dans ses souvenirs, jusqu’à leurs années d’étudiants, prétexte pour revisiter toute son histoire personnelle et faire ressurgir un nombre impressionnant de détails révélateurs. Dans sa famille, depuis l’enfance, son interlocuteur privilégié a été l’oncle Maurici Sicart, dont les interventions s’intercalent entre les chapitres où nous lisons Miquel. Celui-ci a récupéré le journal intime de son oncle après sa mort, journal qui comporte de nombreuses révélations permettant à Miquel de les insérer naturellement dans la narration, puisque l’oncle s’adresse directement à lui pour compléter leurs discussions. Il y est question notamment de la série des Six Grandes Déceptions, que Maurici Sans Terre, Chroniqueur du Vent, Inventeur de Réalités, ex-musicien, ex-philologue (comme il se présente à Miquel à un moment), énumère au fil des événements qu’il décrit. Dans sa narration, Miquel insère également quelques échanges avec Júlia lors du repas au restaurant, ainsi que les interventions du serveur, parfois un peu provocateur, toutes interventions qui tombent régulièrement comme un cheveu sur la soupe.


La famille Gensana


Le roman nous immerge dans l’histoire de la famille Gensana, en remontant sur plusieurs générations, soit bien avant la naissance de Miquel. Il y est question d’amours contrariées, d’autres lumineuses, de trahisons, de coucheries et de tromperies, de personnalités inoubliables et originales, de naissances, de morts et de mariages, plus ou moins comme dans toute famille qui se respecte. La famille Gensana et son histoire sont intimement liés à la maison familiale, ses nombreuses chambres et son jardin avec des arbres. Une propriété dont l’oncle Maurici hérite dans des conditions particulières qui lui permettront d’y séjourner longtemps. Il finira cependant interné pour cause de démence, surveillé de près par une infirmière qu’il désigne comme le sergent Samanta, dans son journal qu’il poursuit. Par moments, on peut se perdre un peu dans l’histoire familiale qui comporte de nombreuses branches au fil des générations (voir les arbres généalogiques qui figurent aux endroits adéquats), cela n’a pas beaucoup d’importance, car le roman enchaine anecdote sur anecdote, dont certaines fondamentales et toutes imprégnées d’un style hors du commun.


Miquel, personnage multiple


Parmi les anecdotes les plus marquantes, on trouve tout ce qui touche à la jeunesse de Miquel qui, étudiant, va devenir militant convaincu en même temps qu’il éprouvera ses premiers émois amoureux. Par amour, il prend des risques au moment de la dictature franquiste. Il vit cela comme des aventures rocambolesques, ce qui en fait la saveur. Voilà l’occasion de signaler la manie de Miquel de se mettre dans la peau de personnages qu’il incarne avec humour et détachement, apportant de nombreuses références aussi bien intellectuelles qu’artistiques et surtout humoristiques. Il y en a pour tous les goûts, puisque cela va des Beatles à Orson Welles en passant par Freud et la musique classique, notamment. Autre particularité remarquable du roman, Jaume Cabré change de point de vue non seulement dans un même paragraphe, mais bien souvent dans une phrase, commençant régulièrement sa phrase à la troisième personne du singulier, pour la finir à la première personne du singulier, ou inversement. Un procédé déstabilisant au début, mais finalement très amusant.


Miquel et les femmes (et la musique)


Marqué par sa séparation d’avec Gemma, Miquel tombe ensuite sous le charme de Teresa (qui pourrait être un discret hommage à Teresa l’après-midi de Juan Marsé, autre roman catalan situé à Barcelone), une violoniste éblouissante qui l’émeut au point de se trouver comme un gamin en face d’elle, aveuglé par exemple par la présence omniprésente d’un moustachu à ses côtés, moustachu qui se révèle être le manager mais aussi l’ex-amant de Teresa. Toute la partie où intervient la relation (aussi intense et émouvante que finalement fragile) avec Teresa nous immerge dans le milieu de la musique classique et c’est aussi convainquant dans les détails que ce qu’on observe dans TÁR le récent film de Todd Field. D’ailleurs, le vocabulaire de la musique classique est utilisé ici pour désigner les différentes parties du roman. Finalement, le style de Cabré a quelque chose de musical et très personnel avec ses ruptures de rythme et sa construction qui doit au Concerto à la mémoire d’un ange d’Alban Berg.


Ma thèse


Après dégustation, ce roman aussi foisonnant que captivant mériterait une étude approfondie (pourquoi pas une thèse universitaire, si cela n’existe pas déjà) qui n’a pas sa place ici. On se contentera de signaler quelques particularités. Ainsi, dans la famille Gensana, la mort survient toujours brusquement. Quant au titre, il m’a longtemps laissé perplexe. J’envisageais même « Pas l’ombre d’un eunuque dans ce roman » pour le titre de cette critique, quand je suis tombé sur cette phrase : « Lorsqu’il regarde derrière soi, le critique voit l’ombre de l’eunuque. » Très subtile, elle renvoie vers ces critiques qui savent écrire, mais uniquement sur ce que les autres font. Ce sont donc des eunuques symboliques. Et la narration renvoie vers l’oncle Maurici, auteur de la phrase, qui se montre très critique vis-à-vis de la famille (à juste titre), mais qui joue avec son histoire, ce qui nous vaut d’étonnantes révélations à la fin de son journal. N’oublions pas l’évocation du franquisme qui imprègne tout le roman et qui se trouve au cœur de l’intrigue centrale, à savoir le destin du député Josep Maria Bolós. On finit par comprendre pourquoi Miquel pense qu’il n’a pu qu’être assassiné, épilogue d’une tragédie remontant à leurs années d’étudiants. Le groupe auquel appartenaient Miquel et Josep Maria a vécu un moment cauchemardesque qui les a forcément marqués à vie, même et surtout parce qu’ils ont dû garder le silence sur le drame pour tenter d’en minimiser les conséquences…


Critique parue initialement sur LeMagduCiné

Electron
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le 22 août 2023

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