Ces personnages et ces lieux mythiques, qui prêtent d’autant plus facilement le flanc aux élucubrations de tout ordre qu’ils ont disparu, je les aborde avec méfiance. Or, la lecture de quelques articles de David Grann m’a appris qu’il est intelligent, sait choisir ses sujets et construire un récit, consacre en grande partie son travail à la question de la vérité, se montre extrêmement sceptique vis-à-vis de toute interprétation non étayée par des faits, et que se demander comment raconter une histoire est finalement au centre de son activité de raconteur d’histoires.
Le récit dresse le portrait de deux explorateurs : le colonel Percy Fawcett et David Grann. Le second cherche à savoir 1° qui est Fawcett, 2° si la cité de Z existe vraiment. Il est plutôt pathétique en tant qu’aventurier : qu’on imagine un New-yorkais débarquer en Amazonie avec du matériel de camping flambant neuf et on aura une idée de ses difficultés…
Ce qu’il préfère explorer, c’est la vie du deuxième. Une vie qui finit par l’obnubiler : « Pourtant, plusieurs lacunes m’obsédaient. J’avais souvent entendu parler de ces biographes qui sont dévorés par leur sujet : après des années de recherches passées à le suivre pas à pas, à habiter totalement son monde, la rage et le désespoir les saisissent quand ils atteignent ce point précis où les êtres demeurent impénétrables » (p. 362 en « Points »).
Fawcett, lui, veut savoir 1° jusqu’où il peut aller, 2°  se trouve la cité de Z. Il est présenté comme l’archétype du gentleman anglais, à la fin d’une époque où la tâche d’un gentleman anglais consistait à assurer la colonisation de diverses parties du globe tout en se tenant droit en toutes circonstances. Dit autrement, « les victoriens veulent savoir pourquoi l’évolution a transformé certains primates – et pas d’autres – en gentlemen anglais » (p. 189).
(Tiens, pendant qu’on parle d’animaux : la Cité perdue de Z fournit l’occasion de découvrir les charmes de la faune amazonienne. Au milieu des fourmis saubas, des puces-chiques et des mouches Dermatobia hominis, les piranhas et les candirous feraient presque figure de gentils chatons.)
Grann y insiste : le colonel est le produit – et souvent la courroie de transmission – de cette éducation victorienne à la Kipling : « L’explorateur témoigne une loyauté sans faille à ceux qui sont aptes à le suivre. Pour ce qui est des autres, ceux qui ne peuvent pas… eh bien, il en arrive à croire que leur maladie, et jusqu’à leur mort même, n’est que la confirmation de leur lâcheté profonde » (p. 152).
Ce faisant, l’auteur ne se conduit ni comme un hagiographe, ni comme un procureur. Il résulte ce portrait : « si certains anthropologues et historiens le considèrent aujourd’hui comme un esprit éclairé pour son époque, d’autres […] le tiennent pour un “explorateur nietzschéen” au ”galimatias eugéniste”. En vérité, Fawcett est tout cela à la fois » (p. 194). Notre chercheur d’Eldorado, déclare encore un archéologue rencontré par Grann « était un personnage plus vrai que nature » (p. 369).
En racontant les explorations de Fawcett, Grann les replace dans leur contexte : une succession d’aventures plus ou moins tragiques, depuis les anabases à la Pyrrhus d’un Pizarro jusqu’à ces expéditions censées secourir Fawcett et que le gouvernement brésilien finit par interdire après « pas moins d’une centaine » de morts (p. 327), en passant par le fiasco d’un Aguirre, les forçages d’un Murray ou les technologiqueries d’un Rice.


Le lecteur de cette critique trouve peut-être que je n’ai encore pas beaucoup parlé du livre. C’est que la Cité perdue de Z parle, précisément, de quête, de mentalité victorienne, d’animaux, de nietzschéisme et d’explorateurs fous. David Grann sait que certains décors mettent en relief la silhouette qu’ils dessinent.
Il sait aussi qu’explorer la nature n’empêche pas d’explorer les livres des bibliothèques, et propos des notes, une bibliographie et un index qui sont à la fois des gages de sérieux, des outils commodes et des invitations.
Quant à l’existence de la cité perdue, je laisse au lecteur le plaisir de connaître le fin mot de l’histoire…


PS. – S’il vous plaît, chers éditeurs, arrêtez de maltraiter les titres et les sous-titres ! Que l’édition française ait gardé The Lost City of Z depuis que l’adaptation cinématographique est sortie sous le même titre, à la rigueur. Mais A Tale of Deadly Obsession in the Amazon du sous-titre original est devenu Une expédition légendaire au cœur de l’Amazonie. J’admets que Tale puisse donner légendaire et que l’expression « obsession mortelle » ait quelque chose d’un mauvais thriller, mais c’est vraiment le noyau du texte qui disparaît avec elle. « La plupart de mes articles ont l’air sans rapport entre eux. Pourtant, en règle générale, ils ont un point commun : l’obsession » (p. 44), écrit David Grann.

Alcofribas
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le 11 janv. 2019

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