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La première fois que j’ai lu ce livre, je venais d’arriver en Grèce, en échange universitaire, et voulais comprendre ce pays par sa littérature. Vassilis Alexakis, transfuge littéraire franco-grec, ou gréco-français, m’apparaissait idéal pour cela. J’ai eu du flair. C’était en 2019, La clarinette était son livre le plus récent ; je me souviens avoir été charmé par la nonchalance de cet écrivain, synonyme de pudeur et d’élégance, qui entremêlait une description crue de la Grèce à la mort de son éditeur et ami, Jean-Marc Roberts – tellement charmé que j’ai continué de le lire ensuite, et qu’il est devenu l’un de mes écrivains préférés. Aujourd’hui, Vassilis Alexakis est mort. La clarinette est donc définitivement son dernier livre et on ne peut s’empêcher de se demander, en le relisant, s’il avait prescience de sa fin prochaine.

Par sa construction, ce livre clôt très bien son œuvre. Il y a, comme toujours chez lui, plusieurs livres en un. Ici, trois, reprenant des thèmes déjà explorés. Un livre sur le langage et la mémoire du narrateur, Vassilis, à cheval entre la France et la Grèce, double évident de l’auteur, qui réalise qu’il a oublié le mot clarinette (clarineto en grec, ce qui n’aide pas). Il voit parfaitement de quoi il s’agit, il se souvient du son, mais impossible de se remémorer le nom.

Mon intérêt pour la mémoire avait été éveillé par un oubli : je m’étais rendu compte, soudainement pourrais-je dire, que j’avais oublié le mot clarinette. Étais-je en train de réfléchir en grec ou en français ? Je n’ai pas tardé à constater que je l’avais oublié dans les deux langues (...) Il est difficile de faire abstraction du vide laissé par un mot absent, il devient vite considérable : les trous de mémoire sont des gouffres qui peuvent vous engloutir tout entier. (p. 18-19)

La mémoire, évidemment, fait le lien avec le deuxième thème du livre, la Grèce, cœur de son œuvre littéraire, la Grèce contemporaine, son économie mise à genoux par la cure d’austérité prescrite par la troïka, ses SDF, son extrême-droite qui monte, et cette question : comment en est-elle arrivée là ? L’une des réponses d’Alexakis, développée de livre en livre, est précisément la mémoire : prisonnière du souvenir de son passé glorieux, la Grèce n’est jamais vraiment entrée dans la modernité. Entre les XVIe et XVIIIe siècles, au moment des Lumières et de l’État-nation, la Grèce était sous le joug des Ottomans. De cette période, les Grecs ont gardé une méfiance de l’État et un attachement viscéral à l’Église orthodoxe, qui incarne la continuité de la Nation. On rejoint-là le cœur de deux autres de ses romans : La langue maternelle, un voyage dans l’Antiquité grecque et ce qu’il en reste aujourd’hui, et Ap. J.-C., une enquête sur la place de l’Église dans l’État et la société grecque. Et si, dit comme ça, ça paraît grandiloquent, le traitement qu’en fait Alexakis ne l’est pas : on le suit dans les rues d’Athènes, ses cafés, il se renseigne sur le journal édité et vendu par les SDF athéniens, le vend avec eux, rencontre Orthodoxie, avant-centre et capitaine de l’équipe de football de SDF de Grèce... Elle lui raconte que pour fréquenter son amoureux, elle fait le mur, le soir, d’un cimetière. Et Vassilis d’apprendre avec plaisir que le cimetière antique d’Athènes comportait, à son entrée, un lupanar. Pardon, mot latin ; un bordel.

Le long passé de la Grèce oblige à un effort de mémoire constant. Les lieux sont chargés de souvenirs. Les temps anciens occupent la même place dans l’esprit de mes compatriotes que le pays d’origine dans la mémoire des immigrés. La nostalgie fait partie de la culture nationale. (p. 179)

Et le troisième livre dans ce livre, peut-être le plus beau : un hommage vibrant, un tombeau littéraire splendide à son éditeur de toujours et ami Jean-Marc Roberts, figure de l’édition contemporaine, fondateur de la collection “Bleue”, patron de Stock. Vassilis s’adresse à Jean-Marc dans tout le texte, l’accompagne dans sa maladie et on a un aperçu de leurs conversations, de leur amitié, plus poussé que dans Les mots étrangers où Roberts apparaissait déjà. Je ne sais plus dans quel roman, peut-être bien celui-là, Alexakis racontait leur rencontre pour la publication de son premier livre : il avait pris ce jeune homme de 10 ans plus jeune que lui, déjà pas vieux, pour le fils de son éditeur. Après sa mère, son père et son frère, c’est une autre mort qui hante ce livre. Les émotions du narrateur sont tenues en respect par le style de l’auteur, maître de l’entre-deux, du chagrin élégant, de l’érudition impertinente. À l’origine, La clarinette devait être écrite en grec, puisque le sujet s’y prêtait, mais Alexakis est passé au français pour pouvoir parler directement à son ami. Il lui parle de la Grèce, évoque des souvenirs, et ses propres livres, aussi. La scène de la mort de Roberts est racontée avec une pudeur et une élégance rares. Une des dernières lignes de dialogue qu’Alexakis prête à Roberts est : “Tu ne vas pas nous faire un livre sinistre, j’espère ?” (p. 270). Et deux pages plus loin, Vassilis arrive dans l’après-midi rendre visite à Jean-Marc à l’hôpital. Il lui a acheté Le Monde, comme d’habitude, et voit par le hublot qu’il dort. Il entre, s’installe dans le fauteuil : “C’est la disparition de tes pantoufles, mon cher, qui m’a révélé que tu ne dormais pas.” (p. 272-273). Alors il court voir une infirmière, Sandra, qui le reconnaît. Ils pleurent tous les deux.

Je ne pouvais pas m’en aller sans te saluer. Après avoir pris congé de Sandra, je suis donc retourné à ta chambre. Là j’ai réalisé que notre amitié méritait mieux qu’un au revoir, alors j’ai décidé de prendre mon temps. J’ai ouvert en grand la fenêtre, j’ai repris ma place dans le fauteuil et j’ai allumé ma pipe. Je n’ai pas arrêté de fumer pendant la demi-heure qu’a duré notre tête-à-tête, j’ai fumé pour deux en somme. (p. 274)

Que Roberts se rassure, La clarinette est tout sauf un livre sinistre. J’espère que là où il est à présent, Alexakis s’autorise à pleurer. Il est réuni avec ses fantômes.

antoinegrivel
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le 27 mai 2025

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Antoine Grivel

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