Lu en Janvier 2022. Ed.LdP Trad A.Hella revue par B.Vergne-Cain. 9/10


Mon deuxième Zweig après Le joueur d'échecs et d'emblée jai retrouvé le style vif que j'avais déjà adoré. C'est l'omniprésence du Je qui justifie cette vivacité, mimant les fulgurances de l'esprit qui passe en revue ses souvenirs.


L'accent mis sur la psychologie du personnage est fort. Et les proximités qu'entretenait Zweig avec Freud dans la vie, il semble les entretenir aussi dans ses textes.
Ce jeune homme désire d'abord la liberté à tout prix, dans la contradiction de ce que veut le père, avant "le premier bouleversement" (p20), qui le fera revenir sur la voie de la raison.
Il a nettement des troubles obsessionnels et des troubles hyperactifs comme il l'indique p13.
La passion qu'il connaît pour ce professeur est dans la continuité de son caractère obsessionnel. Ces sentiments fougueux, qui se mélangent, sont très bien retranscrits et me parlent ; tout comme cette réflexion sur la passion du professeur :
"Il avait besoin (oh, que je le sentais !) de notre enthousiasme pour en avoir lui-même, de notre intérêt pour ses effusions intellectuelles, de notre jeunesse pour ses élans de jeunesse." (p38)


Et c'est un véritable jeu de séduction qui s'enclenche entre les deux protagonistes. Devant lui, le jeune homme veut "avec vanité étaler [s]es connaissances au fil de la discussion" (p 42).


Comme le meilleur cobaye de la psychanalyse, l'inconscient du personnage continue de mettre en avant le refoulement intérieur du professeur qui s'épanche d'un coup :
"Et maintenant je compris aussi le caractère éruptif, le jaillissement fanatique de ses discours au milieu des étudiants : c'était son être qui s'épanchait soudain après des journées passées à accumuler; toutes les pensées qu'il portait en lui, muettes, se précipitaient avec cette fougue que les cavaliers appellent si joliment chez les chevaux la ruée vers l'écurie; elles rompaient impétueusement la clôture du silence, dans cette chasse à courre verbale." (p51)


Chez le jeune homme, c'est "l'imagination" et "la curiosité" (p 54-55) qui se mue vite en peur de l'abandon, voire en jalousie (p58), parfois même en angoisse existentielle (p103).
"Étant elle-même beauté, la jeunesse n'a pas besoin de sérénité : dans l'excès de ses forces vives, elle aspire au tragique, et dans sa naïveté, elle se laisse volontiers vampiriser par la mélancolie. De là vient aussi que la jeunesse est éternellement prête pour le danger et qu'elle tend, en esprit, une main fraternelle à chaque souffrance. [...] Il partait soudain, comme un bouchon saute d'une bouteille, et revenait ensuite sans que personne ne sût où il était allé. Cette disparition brusque m'affecta autant qu'une maladie : pendant ces deux jours je ne fis qu'errer çà et là, l'esprit absent, inquiet et distrait." (p55 puis 58)


Au-delà des descriptions psychologiques et psychanalytiques, je trouve incroyable la façon dont Zweig réussit à créer de l'épique dans une telle intrigue. J'ai été transporté par le récit de la dictée tempétueuse du professeur, à son élève.
*"Car cet homme singulier tirait toutes ses pensées de la musicalité du sentiment : il avait toujours besoin de prendre son élan pour mettre ses idées en mouvement." (p6*2)


Une rupture a lieu dans la nouvelle lorsque le professeur s'apprête enfin à se confier à son poulain. C'est une déception pour tous, moi compris(p 82). Sa trop grande passion lui a mis trop de pression.
Après ce moment charnière, on apprend enfin le prénom du personnage principal : Roland.
Cela coïncide avec un fatal rapprochement entre Roland et la femme du professeur. L'altérité des deux époux étant un thème central de l'œuvre.
"C'est étrange, pensai-je, comme elle devine mes sentiments les plus intimes, comme elle qui pourtant, m'est étrangère, sait toujours ce qu'il me faut ou ce qui me fait mal, tandis que lui, l'homme de la connaissance, me méconnaît et me brise." (p92)
La tension sexuelle, omniprésente depuis le début, n'a jamais été aussi forte qu'ici :
"La bretelle de son maillot s'était déchirée; la partie gauche s'ouvrit, mettant à nu son corps et, ferme et rose, le bouton de son sein pointa vers moi. Sans le vouloir, mon regard s'y porta, rien qu'une seconde, mais j'en fus troublé: tremblant et gêné, j'abandonnai sa main prisonnière. Elle se tourna en rougissant, pour réparer tant bien que mal avec une épingle à cheveux la bretelle déchirée. J'étais là debout, ne sachant que dire : elle aussi restait muette. Et de ce moment naquit entre nous deux une inquiétude sourde et étouffée." (p101)
Cette tension est consommée peu après (p108) ce qui amène la fin de la nouvelle.


Ainsi, la fuite est le seul remède à la passion et à la honte lorsqu'on est jeune. Ça semble valoir pour Roland avant de valoir bien plus encore pour le professeur quand il raconte son histoire : la vie d'un homosexuel dégouté de lui même.
Cela me confère un double sentiment. En même temps une profonde compassion pour cet homme qui n'a jamais pu vivre son attirance pour les hommes sainement, et cette attirance qui aurait pu être juste secondaire dans sa vie, l'a hanté, l'a détruit à petit feu. D'un autre côté, ce n'est qu'une circonstance atténuante du rapport de force trop inégal qu'il a exercé sur Roland. L'amour n'était pas partagé de la même façon, il en a pris une miette, Roland ne lui en veut pas car il l'a aimé, je ne lui en voudrai pas non plus.
Et puis cet aveu p110 "Je... t'aime, moi aussi." tient du sublime malgré la toxicité de leur relation, la douleur que l'amour (platonique) qu'ils entretiennent leur inflige.


En bref, c'est un superbe récit dont le titre est on ne peut plus parfait. C'est un portrait de la confusion des sentiments, un portrait parmi d'autres, mais qui est traité si finement qu'il a une portée universelle. C'est très marquant, ça me marquera je pense car ça fait réfléchir sur soi-même (merci la psychanalyse…).
Mais comme c'est un peu dérangeant, je trouve ce livre peut être un tout petit peu moins bon que Le joueur d'échecs, avec lequel il partage pourtant de nombreuses caractéristiques.

Arimaa_kousei

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