"- Tu ne veux rien emporter ?
- Oh, mais si, bien sûr. Il y a toutes les notes que j'ai écrit sur le papier. Il ne faut pas les laisser tomber entre les mains de ma mère. Elles pourraient lui rapporter une fortune. L'ironie serait trop amère."
Toole semble chercher à dégouter à tout prix le lecteur. Il n'hésite pas à parler, à longueur de chapitre, de bière, de rots, de miettes, d'insectes et de rats, à comparer des saucisses baignant dans l'huile à des paramécies. Notez qu'une des seules références musicales du bouquin est Rossellini, ce qui en dit long sur le livre.
L'histoire vaudevillesque consiste en une suite de petites anecdotes liées par de grosses ficelles. Certains passages sont même d'ennuyeuses bouffonades où règnent le comique de geste, le comique de situation, le comique de répétition. Toole utilise souvent le même schéma ; le héros arrive, et, à cause de son mauvais caractère, de sa grossièreté, de son sans-gêne, crée une situation invraisemblable et gênante. A vrai dire, ça évoque parfois plus une caméra cachée de François Damien qu'un passage de littérature.
Par exemple : Ignatius bouffe des saucisses qu'un marchand vend dans la rue, mais refuse de le payer, et explique qu'il garde ses pièces pour acheter un ticket de tram parce qu'il ne veut pas rentrer jusqu'à chez lui à pied, le marchand s'énerve et abime un des vêtements du héros, et ce dernier crie au scandale et exige du marchand qu'il lui rembourse son écharpe.
On rit occasionnellement, d'un rire aussi jaune que la bile d'Ignatius.
Les dialogues de sourd qui parsèment La Conjuration sont un point fort du livre, car ils ne suivent pas le principe un peu facile de la folie absolue, de la surdité totale, selon lequel il n'y a AUCUN lien entre les répliques des différents personnages, comme c'est le cas par exemple dans La Crise (le film). Ici les personnages se répondent effectivement, mais ils restent toutefois coincés dans leur vision du monde, ils dialoguent sans échanger.
En dehors du héros, la galerie de personnages est une collection de stéréotypes ; mère alcoolique, policier incompétent, supérieur pleutre (Gonzales), bimbo écervelée (Darlene), juifs riches qui parlent de psychanalyse, noir qui trime, hippie portée sur le sexe. Je ne dis pas qu'il faut absolument éviter les clichés, ils sont souvent le reflet de certaines réalités sociales et poussent justement les lecteurs qui se sentent concernés à dépasser l'être qu'ils sont socialement déterminés à devenir. Cependant, ce qu'on attend des personnages d'un livre bien écrit, c'est qu'ils soient "un peu plus" qu'une accumulation de lieux communs, qu'ils possèdent certains traits de caractère supplémentaires qui les singularisent.
Contre cette masse dénuée d'intérêt s'élève le héros. On s'attend donc à ce que sous sa crasse bêtise et sa graisse dégoulinante se cache une intelligence supérieure. On s'attend à ce qu'il ressorte de son aversion envers la société moderne un petit quelque chose de fertile. Malheureusement, il ne développe jamais de réflexion particulièrement géniale. Il semble cultivé, utilise des expressions vieillottes, c'est à peu près tout. On en vient à se demander si la conjuration dont il est question dans le titre n'est pas la conjuration de l'ensemble des personnages contre le lecteur.
C'est là toute l'ambiguïté du livre ; il est agaçant, mais tout semble être un parti pris de l'auteur. En somme, il n'est pas un échec, il s'agit plutôt d'une sorte d'agression malsaine à l'encontre du lecteur. Personnellement, j'ai tendance à éviter ce type d'art qui atteint ses objectifs lorsque le (spectateur/lecteur/...) passe un mauvais moment.
Je vais peut-être vous choquer, mais je trouve que le suicide de l'auteur grandit le livre, car il donne une autre dimension à toute la misanthropie qui en émane. Ainsi, l'acharnement de Toole à l'encontre de son propre antihéros semble être à l'image de sa haine envers lui-même. Certains passages entrent en résonance avec la vie de l'auteur. La fin, que l'on ne peut qualifier de fausse note puisque le livre est une grande cacophonie, devient une faille entre la fiction et la réalité qui se distend à l'infini jusqu'à ce que les rêves de l'auteur s'y infiltrent.