Le jour de ses 14 ans, avec l’argent que lui donne sa mère, John s’offre une séance de cinéma. Un péché, d’après les valeurs de son père, pasteur intransigeant et violent qui fait peser sur sa famille - et particulièrement sur John, l’aîné mal-aimé - une chape de plomb. Mais lorsque John rentre chez lui, ce n’est pas ce qu’il a fait ce jour-là qui occupe la famille : Roy, le fils chéri, a été blessé d’un coup de couteau au cours d’une rixe. Quelques heures plus tard, alors que les lignes de faille qui séparent Gabriel, sa femme Elisabeth, sa sœur Florence et son fils aîné sont plus apparentes que jamais, chacun se retrouve, à l’église, face à ses erreurs et ses péchés du passé, dont la longue liste vient expliquer toutes les rancœurs du présent.
A chaque fois que je lis Baldwin, j’ai le sentiment qu’on ne lui rend toujours pas assez justice en France. On connaît certes de mieux en mieux l’homme et ses engagements, qui sont déjà une très bonne raison de le lire. Mais on ne parle jamais assez à mon sens de Baldwin comme styliste hors-pair, de la puissance de ses images, qui empruntent largement aux références bibliques, ni de son sens formel de la construction - ici, un triptyque central consacré aux trois grandes figures d’autorité de la vie de John, son père, sa mère et sa tante, encadré par le récit de cette journée qui culmine dans l’abandon de John à la foi, sorte de pulsion auto-salvatrice pourtant insuffisante, sans doute, face aux déterminismes sociaux et aux atavismes familiaux.
Go tell it on the mountain (traduit en français sous l’affreux titre La conversion), tout premier roman de Baldwin aux accents autobiographiques, a donc déjà toutes ces qualités et même plus : il a, surtout, cette façon de manier le temps qui n’appartient qu’à la plus haute littérature, cette manière de ramasser dans une tête d’épingle les événements d’une poignée de vies, de brouiller la distinction entre le distant et le simultané et, ainsi, de faire apparaître la vérité et la constance des êtres dans leurs contradictions mêmes.