La Disparition
7.1
La Disparition

livre de Georges Perec (1969)

"D'abord on voit mal la modification. On croit qu'il n'y a qu'un tracas instinctif...

...qui partout vous fait voir l'anormal, l'ambigu, l'angoissant. Puis, soudain, l'on sait, l'on croit savoir qu'il y a, non loin, un l'on sait trop quoi qui vous distrait, vous agit, vous transit. Alors tout pourrit. On s'ahurit, on s'avachit : la raison s'affaiblit. Un mal obstinant, lancinant vous fait souffrir. L'hallucination qui vous a pris vous abrutira jusqu'à la fin.

L'on voudrait un mot, un nom ; l'on voudrait rugir : voilà la solution, voilà d'où naquit mon tracas. L'on voudrait pouvoir bondir, sortir du sybillin, du charabia confus, du mot à mot gargouillis. Mais l'on n'a plus aucun choix : il faut approfondir jusqu'au bout la vision.

L'on voudrait saisir un point initial : mais tout a l'air si flou, si lointain...."


Sachez avant toute chose que Perec est l'un de mes classiques, j'ai donc commencé cette lecture avec un très bon a priori. Livre très connu car il s'agit d'un roman sans le moindre e ; c'est un lipogramme (je note ce mot surtout pour ne pas l'oublier !).

Cela n'a pas été du tout une lecture facile, et quand je l'ai lue j'étais assez fatiguée, je n'avais pas vraiment l'énergie et la concentration suffisantes pour me plonger avec succès dans des lectures ardues. Si cela n'avait pas été toi, Perec, j'aurais peut-être même renoncé. Cela ne veut pas du tout dire que ton livre est nul. Je crois même que tu as plutôt réussi ton coup en fait. Parfois c'était pénible et ennuyeux, ennuyeux dans le sens "je suis bien embêtée, j'ai oublié qui est ce personnage alors je ne comprends pas très bien de quoi il parle... je lis dans le vide je suis perdue, au secours !". Heureusement, à chaque fois j'ai fini par raccrocher les wagons. De temps en temps je me suis arrêtée avec délices sur certains passages vraiment beaux et étonnants que j'ai relus et notés, cf l'extrait en début de critique.

Je m'attendais à un style plus obscur que ça en fait... mais ce qui m'a gênée, plus que l'absence de e, c'est la profusion des personnages, le fait que ça parte un peu dans tous les sens : ils racontent des trucs qui leurs sont arrivés, en lien avec d'autres personnages qui viennent s'ajouter, dans des lieux et époques différentes, et puis c'est une sorte d'enquête policière, autour de la disparition d'un personnage puis plusieurs, liée à quelque chose mais on-ne-sait-pas-quoi, enfin tout cela fait évidemment référence à la forme même du livre et à l'absence du e mais les personnages ne le savent pas et on finit par se prendre au jeu en les accompagnant tant bien que mal dans leurs recherches pleins de trous, et qui est finalement peut-être plus profonde qu'on ne le croit au départ... mais il y a beaucoup de non-dits, de trucs qui restent en suspens et qui font que le fil directeur de l'intrigue m'a paru souvent fragile et emmêlé !

Je reproche aussi à l'auteur un certain manque de concision. Bien sûr, pour dire des choses sans utiliser les très nombreux mots sans e, Perec doit avoir recours à des périphrases et ça donne des tournures parfois emberlificotées et biscornues... mais ça c'est plutôt un bon point, d'avoir réussi à écrire un texte lisible malgré cette horrible contrainte. Mais Georges est tellement virtuose qu'il a parfois fait du zèle, de temps en temps j'ai vraiment eu le sentiment qu'il s'est compliqué la tâche encore plus : ses énumérations par exemple auraient souvent pu être plus courtes. On a une phrase pas compliquée, qui se tient, sans e, bravo, mais hop Georges l'enrichit en rajoutant encore deux-trois synonymes ! Générosité stylistique qui rend son exploit encore plus éclatant, mais qui alourdit le texte hélas... (aaah et puis j'ai du mal à supporter la tournure "l'on" mais ça c'est un avis strictement personnel et j'ai fini par m'y habituer)

Mais raaah je dis des bêtises, comment lui reprocher ses formulations sinueuses et qui tournent autour du pot, je pense que ça aussi c'est fait exprès, et ça colle avec le thème, oui... si on se met deux minutes au niveau des personnages : des gens ont disparu on ne sait pas où ni pourquoi, on cherche à comprendre, on sent confusément que c'est lié à un secret, quelque chose qui tue quand on le découvre, quelque chose qui nous manque, on ne sait pas quoi, on veut trouver, mais en même temps on sait que cette quête est très dangereuse, alors que faire ? On cherche, on cherche, ça prend du temps, c'est énervant, on a l'impression de tourner en rond, ou bien au contraire de s'éloigner de la piste de départ au fur et à mesure qu'on avance, rien n'est simple.

Nous, lecteurs, face aux questions des personnages on a d'abord à moitié envie de leur dire "mais enfin voyons vous vivez dans un monde sans e !" mais en s'habituant progressivement à leur monde, on finit par être aussi perdus qu'eux... quand j'ai réussi à lire assez longtemps, à me sentir un peu plus proche de l'univers du livre, lire ce roman est devenu une expérience plus "facile" (dans le sens où lire se faisait enfin tout seul, sans efforts) et prenante, mais en même temps rageante, frustrante, voire assez déprimante. En tout cas, très inconfortable et déstabilisante, le style est vraiment particulier, on comprend certes mais quelque chose cloche, lire n'est plus une activité familière, on ne se sent pas en terrain connu, mais plutôt étranger, limite indésirable dans cette histoire à laquelle on finit pourtant par s'attacher parce que ça a aussi un côté très poétique, le rythme est fascinant, impression de tangage...

Alors je suis loin d'être indifférente, et à mes yeux un bon livre (définition non exhaustive !) est un livre riche, auquel je puisse croire, qui me fasse de l'effet, et c'est bien le cas avec la Disparition ; cependant cette atmosphère lourde n'est pas évidente à supporter, même si elle est souvent allégée par le plaisir du jeu avec les mots : la destruction et modification d'expressions "cliché" par exemple est savoureuse ; mais j'admets que cet aspect n'est pas celui qui a le plus compté dans mon ressenti, comme vous avez pu le comprendre.
mayblume
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le 3 déc. 2012

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