Trouvé sur l'étal d'un bouquiniste.Bien m'en pris.


Svetlana Alexievitch est biélorusse et prix Nobel de littérature. Elle a notamment écrit sur la guerre d'Afghanistan et sur Tchernobyl selon apparemment le même procédé: recueillir des témoignages et les écrire.


Ici, l'auteur a travers ses rencontres a choisi de parler de ce moment charnière en Russie, à savoir 1991, le passage de l'URSS à un régime démocratique, d'une économie planifiée au capitalisme. Et quel capitalisme!


Les portraits sont complexes montrant toutes les contradictions d'un pays, de ses ambitions, de ses déceptions à travers la parole de ceux qui l'ont vécu: les anciens de l'armée rouge, de ceux qui se sont contentés d'un mode de vie contraint et ceux épris de liberté, ceux qui sont nés au goulag, ceux qui ont été spoliés après 1991, ceux qui ont perdu leurs illusions, ceux qui n'avaient connu que l'URSS et qui regrettent sa grandeur, ceux qui sont dans l'espoir d'un véritable démocratie et ceux qui sont à la recherche d'un homme fort...


Le livre est divisé en deux. Il s'agit d'abord de l'élaboration de l'état d'esprit autour de cette transition puis de la réapparition des nationalismes.


C'est tout un panorama qui nous permet une lecture de "l'âme russe", de l'homo sovieticus et d'une époque qui ne reviendra plus. les portraits sont très beaux, émouvants.


On reproche à Svetlana Alexievitch d'avoir embelli la parole des témoins. Je veux bien le croire. Elle a tout de même obtenu le prix Noble de littérature et pas le prix Albert Londres. Mais je veux bien croire aussi que pour faire ce type d'ouvrage, il faut savoir bien écouter, voir la beauté dans le commun pour le révéler sous sa propre plume.


Revient souvent "la cuisine", pièce de vie essentielle en URSS et qui sert à désigner les "révolutionnaires de cuisine", ceux qui font des doigts d'honneur au régime dans leur poche sans passer à l'action. Revient souvent aussi l'alcool comme une malédiction que boivent les hommes qui finissent par frapper femmes et enfants.


blague tirée du livre: "un communiste, c'est une personne qui a lu Marx. Un anti-communiste, c'est une personne qui l'a compris"


Je lirai ses autres oeuvres avec plaisir.


Un passage qui vient étayer la thèse de Christopher Hitchens et d'autres avant lui sur la religiosité du communisme:


D'un homme qui vient de raconter qu'il est allé au goulag puis a demandé à faire la guerre (1944) et qui en revanant apprend que a sa femme est morte dans un autre camp:


« Je suis rentré avec deux blessures. Et trois décorations. On m’a convoqué au comité régional du Parti. “Malheureusement, nous ne pouvons pas vous rendre votre femme. Elle est morte. Mais nous vous rendons votre honneur…” On m’a remis ma carte du Parti. Et j’étais heureux ! J’étais heureux…


(Je lui dis que je ne pourrais jamais comprendre cela. Il explose.)


On ne peut pas nous juger selon les lois de la logique ! Espèces de machines à calculer ! Il faut que vous compreniez ça. On peut nous juger uniquement selon les lois de la religion. De la foi ! Vous finirez par nous envier, c’est moi qui vous le dis ! Qu’est-ce que vous avez de grand ? Rien du tout. Juste le confort. Tout pour l’estomac… pour vos douze mètres d’intestins. Vous voulez vous remplir le ventre et vous entourer de bibelots minables. Alors que moi… Ma génération… Tout ce que vous avez, c’est nous qui l’avons construit. Les usines, les barrages, les centrales électriques… Et vous, vous avez fait quoi ? Nous, on a vaincu Hitler. Après la guerre… La naissance d’un enfant, c’était une joie ! Pas la même qu’avant la guerre, non, c’était autre chose… J’en aurais pleuré… (Il ferme les yeux. Il est fatigué.) Ah, ça, on avait la foi ! Et maintenant, vous venez nous dire qu’on a cru dans une utopie… Mon roman préféré, c’est Que faire ? de Tchernychevski. On ne le lit plus aujourd’hui. On le trouve ennuyeux. On ne lit plus que le titre – l’éternelle question russe : que faire ? Nous, c’était notre catéchisme. Le manuel de la révolution. On en apprenait par cœur des pages entières. Le quatrième rêve de Véra Pavlovna… (Il récite comme un poème.) “Des maisons de cristal et d’aluminium… Des palais de cristal ! Des jardins de citronniers et d’orangers au cœur des villes… Il n’y a presque pas de vieillards, les gens vieillissent très tard parce que leur vie est magnifique. Tout est fait par des machines, les hommes se contentent de les diriger. Elles moissonnent, elles lient les gerbes… Les terres sont compactes et fertiles. Les fleurs sont aussi grandes que des arbres. Tout le monde est heureux. Gai. Tous portent de beaux vêtements, les hommes comme les femmes. Ils mènent une vie libre, une vie de labeur et de plaisir. Il y a assez d’espace et de travail pour tous. Est-il possible que ce soit vraiment nous ? Est-ce vraiment notre planète ? Et tous vivront ainsi ? Un avenir radieux et magnifique…” Regardez… (Il fait un signe de tête en direction de son petit-fils.) Ça le fait ricaner… Il me trouve idiot. Eh oui, qu’est-ce que vous voulez ? C’est la vie… »


Ce sentiment religieux d'une idéologie matérialiste montre aussi d'autres contradictions chez cet homme: le sentiment d'avoir participé à une grande oeuvre alors que les autres pays sont parvenus à un niveau de confort supérieur sans infliger autant de souffrances. Autre contradiction: ce sentiment d'avoir vaincu Hitler alors que l'URSS n'était pas seule, que les troupes allemandes se sont enfoncées rapidement sur les terres russes parce que les généraux et hauts gradés ont été décimés pendant les grandes purges et que cette victoire s'est faite au prix d'une véritable boucherie (« On partait au combat avec un fusil pour quatre. Quand le premier se faisait tuer, le deuxième prenait son fusil, ensuite c’était le suivant… Les Allemands, eux, ils avaient des mitraillettes toutes neuves… »)
C'est une stratégie compréhensible: peut-on facilement regarder son propre sacrifice droit dans les yeux?

LilianSG
8
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le 22 mai 2020

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LilianSG

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