Un excellent bonus venant se rajouter à l'œuvre de Schopenhauer!

Schopenhauer est un cas véritablement à part dans l'histoire de la philosophie... Il est le seul philosophe du 19ème siècle dont l'influence sur l'ensemble de la philosophie ultérieure est comparable (peut-être même supérieure?) à celle de Hegel. N'en déplaise à moult commentateurs ou professeurs, la pensée de Schopenhauer ne se limite pas à son œuvre majeure Le monde comme volonté et comme représentation (je pourrais citer des dizaines de textes profondément géniaux qui n'en sont pas extraits ou directement extraits, ses suppléments étant parfois encore plus importants que certains passages "canoniques"). Schopenhauer a donc la double spécificité (assez étrange) d'être le dernier GRAND penseur de l'Histoire (au sens systématique du terme car après lui plus aucun système grandiose ne sera bâti) et d'être le chaînon manquant indispensable pour comprendre comment on est passé de Kant à........Nietzsche voir Freud et d'être pourtant prodigieusement ignoré ou délaissé dans les études universitaires. Le plus souvent il faut dire que Schopenhauer est réduit à des poncifs tels que : l'amour est une illusion lié à l'instinct de conservation ou le bonheur est impossible car le désir est cyclique (notons par ailleurs que ces deux idées sont nuancées dans son système mais bon...).


Qu'importe donc si Schopenhauer a marqué un tournant d'une importance cruciale dans l'histoire des idées (via sa théorie du primat de la volonté sur les facultés intellectuelles de la représentation qui a effectué un bouleversement semblable à celui du criticisme kantien...) et a servi d'inspiration indispensable pour Nietzsche, Freud, Bergson, Wittgenstein, Cioran, Sartre, Rosset (et bien d'autres). Oublions-le et faisons comme s'il s'agissait d'un auteur "mineur" ou secondaire! Toutefois, pour les curieux qui aimeraient se familiariser un peu avec son œuvre (mais de loin avant d'y entrer plus dans le détail) ou avoir un complément plus "humain" après avoir lu des dizaines de pages du philosophe, ce petit livre très agréable est l'idéal.


En effet, on retrouve dans ce livre un regroupement d'interviews de Schopenhauer qui permettent de mieux cerner le personnage et de s'éloigner un peu des éternelles étiquettes qui lui collent à la peau (décrédibilisant sans doute partiellement le philosophe pour certains simples d'esprit) : le misanthrope râleur et misogyne notamment. Le seul petit bémol dans cette entreprise étant que certaines interviews (la première notamment) me semblent en partie "reconstituées" par des pans entiers du Monde comme volonté et comme Représentation comme pour masquer les trous ou les approximations dans la prise de note (ou la mémorisation?) des propos exactes tenus par le philosophe. La première interview est, d'ailleurs, la moins intéressante de toutes : on y retrouve un Schopenhauer aigri et assez "cliché" qui dévalorise le sentiment amoureux d'une façon très cynique et semblable à certains passages de la métaphysique de l'amour sexuel (grand texte de philosophie au demeurant) et semble peu joyeux de discuter dans un bar avec de jeunes gens qui ne semblent pas partager certaines de ses assertions les plus sombres sur notre monde (c'est de cette interview à moitié inauthentique d'ailleurs que vient le titre du bouquin...).


En revanche, pour les interviews suivantes (qui suivent un certain ordre chronologique) c'est un véritable régal! On y retrouve un Schopenhauer affable, accueillant, chaleureux et toujours très respectueux de ses interlocuteurs (quoi qu'un peu taquin par moments...), on sent clairement que l'accès à la gloire dont ce dernier a été plus qu'injustement privé pendant la majeure partie de son existence le comble de joie et qu'il a beaucoup de plaisir à discuter et à débattre avec de jeunes étudiants et même (parfois) des professeurs de philosophie venus de France! Oui, oui...il fût un temps où des professeurs de philosophie français faisaient même le déplacement pour aller interviewer le célèbre philosophe! J'avoue avoir particulièrement apprécié une interview extrêmement piquante et sans langue de bois dans laquelle un professeur français "Frédéric Morin" (que l'histoire semble avoir oublié...) se permet de dire clairement à Schopenhauer qu'il n'est pas d'accord avec lui sur sa déconsidération totale de Hegel sur un plan philosophique. Le professeur impudent allant même jusqu'à rapprocher Schopenhauer de Hegel du fait de leur panthéisme...ce qui ne manquera pas de faire bondir ce dernier! Toutefois, Schopenhauer accepte la critique et s'efforce d'argumenter sa position...ce que j'ai trouvé tout à fait fascinant c'est que celui-ci en vient même à donner raison (de façon très discrète et indirecte certes...) à Morin (et par extension à Hegel sur un point précis) qui introduit le concept de "Révolution" comme pour marquer un profond bouleversement de la pensée humaine laissant la place (de façon dialectique) à un nouveau courant philosophique majeur niant les présupposés du précédent. Morin dit à Schopenhauer (en gros) que sans le savoir il partagerait avec Hegel le fait de concevoir une histoire de la philosophie et d'être une négation (et une destruction) de ce qu'il y avait juste avant lui, à savoir l'hégélianisme. Schopenhauer semble moins assuré et en vient à concéder à ce dernier que, même si cela est contraire à sa conception de la vérité, Morin pourrait bâtir une "grande métaphysique" en instaurant ce concept de Révolution qui n'est rien de plus qu'un héritage dialectique de Hegel! Pouvoir lire Schopenhauer concéder un léger crédit intellectuel (même de façon très indirecte) à Hegel ça n'a pas de prix!


La plupart des autres interviews sont intéressantes même si certains interlocuteurs intimidés par le philosophe osent un peu moins contester ce dernier (notamment quand il s'agit de Hegel...sujet assez sensible chez Schopenhauer globalement). La toute dernière interview du livre est infiniment touchante : Schopenhauer reçoit chez lui un étudiant curieux (du nom de Beck) et lui fait part de ses diverses influences tout en interrogeant l'étudiant en question sur les siennes et sur son rapport à son œuvre. L'interview se conclut sur un Schopenhauer plein d'enthousiasme et de générosité qui conseille vivement à son jeune visiteur de lire les autres ouvrages de sa pensée et accepte par avance de l'accueillir de nouveau chez lui pour discuter...on y retrouve alors un professeur (qu'il le veuille ou non, celui-ci l'a été même s'il n'a pas eu le succès qu'il attendait) plein d'enthousiasme à l'idée de partager ses connaissances, enthousiasme dont celui-ci a trop souvent été privé durant sa vie entière.


A la fin du livre on retrouve quelques vieux poèmes écrits par Schopenhauer durant sa jeunesse (dont un assez maladroit adressé à une jeune femme à laquelle il n'a pas osé envoyer le dit poème...il faut dire qu'il est un peu cucul même si celui-ci reste mignon). Ces poèmes n'apportent rien à l'ensemble du livre mais demeurent des curiosités empruntes d'un spleen très "romantique" caractéristique de l'époque de Schopenhauer qui permet quand même de mesurer la supériorité de ce dernier en tant que poète par rapport au jeune Marx tout de même!


Un petit livre passionnant si on connait déjà Schopenhauer et une curiosité pour ceux qui aimeraient connaître un peu mieux l'homme en dehors des habituels clichés qui collent à la peau de ce dernier mais que celui-ci prenait du plaisir à entretenir certes...

Venomesque
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le 23 avr. 2021

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