Auteur témoin de diverses morts plus ou moins atroces, Léon Tolstoï livre ici un recueil de trois nouvelles destinées à expliquer son point de vue quant à l'arrêt pur & simple de la vie.

"Trois Morts" est la première qu'il a achevée, misant sur la facilité de la métaphore pour induire son lecteur dans différentes interprétations de la mort : la femme, celle qui entrevoit la mort comme le départ d'une nouvelle vie, la bonne chrétienne, en somme ; le vieux postillon, calme & reposé, qui accepte l'arrivée de la fin de par ses expériences vécues ; l'arbre, neutre & immobile, incarnant toute la beauté morbide, le retour au cycle naturel infini. Il est évident ici, & ce sera l'élément inhibiteur des deux autres nouvelles, que l'auteur fait une critique ouverte de ces bonnes gens dont la vie se résume au comportement, à la religion qu'elles se mettent en tête de suivre à la lettre. Par ailleurs, il se fait partisan de la religion de la nature, posant la mort comme le simple fait qu'il ne s'agit que d'une constante atemporelle, qui vient par hasard arracher la vie à quelque être qu'elle désire, sans raison particulière, afin que ce dernier puisse retourner en terre, & nourrir ce qui doit vivre encore (métaphore des bottes, destinées à vivre encore & encore). Un très beau récit donc, bien que majoritairement incompris de la part des amateurs tolstoïens. Un joli 7/10.
"La Mort d'Ivan Illich", ou l'apologie de la souffrance. Il s'agit là d'une descente aux enfers décrivant de manière avant-gardiste les phases psychologiques utilisées en médecine afin de décrire l'évolution mentale d'un patient atteint d'une maladie incurable. La redondance de la douleur, le mépris de soi, puis le dédain constant, enfin le rejet total du monde entier, tous ces facteurs sont représentatifs du moribond. Ivan Illich finit par se remettre totalement en question, se donner corps & âme à Dieu, puis admet la morosité de sa vie construite "comme il faut", & se demande comment il aurait dû se comporter. Le pire malaise qu'il ressent est de se sentir abandonné à lui-même, que tout le monde se mente à soi-même quant à la mort imminente du pauvre homme dont l'insanité ronge peu à peu la conscience. Ivan Illich, après des semaines de torture psychologique, s'en remet finalement au cours de la vie & de la mort, admet ses fautes, puis se laisse mourir, prenant en pitié ses proches, car c'est ainsi que va le monde. Cette nouvelle est une très grande leçon d'humilité, l'une des plus grandes recherches de l'auteur à propos de la mort, la réponse à la question qu'on se pose tous : cette réponse, personne ne la connaît, personne ne la saura jamais, car c'est presque un privilège que d'accéder à cet état de repos éternel, de paix quant à soi-même. & puis, comme le dit Ivan Illich, la vie s'arrête lorsque le pauvre enfant prend conscience de soi : à quoi bon, dès lors, continuer à vivre si ce ne sont pas ses propres souvenirs qu'on se remémore ? Un bijou du grand Tolstoï qui, en plus de poser des bases fondamentalistes sur une question existentielle, applique sa patte de génie dans son écriture, & la maîtrise des mots quant à ce sujet ténébreux rend l'oeuvre parfaite : 10/10.
"Maître & Serviteur", enfin. Je ne sais pourquoi, mais cette nouvelle m'a étrangement fait penser à "En Attendant Godot" : deux personnages égarés, ne sachant plus où aller, attendant là, tournant en rond, sans objectif précis quant à demain, sans nécessité de se souvenir d'hier. Seul l'instant compte, & c'est une lutte permanente avec soi-même que de survivre dans un monde misérable & dont la communication se fait de plus en plus difficile. Ici, Nikita s'offre entièrement à son maître pour le mener à destination. Mais la fatalité veut que les deux hommes & le cheval se perdent & soient déboussolés, tant spatialement que mentalement (la neige & le vent s'imposent comme de véritables obstacles solides à l'avancée des personnages). Bonté paysanne & orgueil du propriétaire terrien jouent des coudes pour s'entraider, pour se trahir, & pour se retrouver. Le final montre que malgré les apparences que les hommes se donnent entre eux, qu'importe leur situation, ils sont seuls & égaux devant la mort. La vie de chaque homme a une valeur équitable à celle d'un autre, & ici les rôles de maître & serviteur s'inversent : survit celui qui le mérite le plus, celui qui a su se montrer le plus digne devant la nature, s'étant soumis au bon-vouloir d'autres hommes tout au long de sa vie. L'écriture du grand Tolstoï a une importance prépondérante dans le récit : l'intrigue passionne, les évènements s'enchaînent aisément, & les derniers chapitres brusquent le lecteur, habitué auparavant à l'avancée lente & irrégulière des protagonistes dans l'espace enneigé. Un petit chef-d'oeuvre, là aussi, dont le personnage de Nikita mériterait un roman à lui seul : 9/10.

Tolstoï, le génie, l'écriture, la recherche profonde ; la rationalité qu'il ne peut rationaliser des choses irrationnelles comme la mort. Trois récits qu'on n'oublie pas facilement, & qui laissent à penser sur nos conditions de vivants, qui changent nos regards sur l'attente impatiente du destin imprévisible.
Satané
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le 14 avr. 2012

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