L’argument de départ de La Peau froide brille par sa simplicité élémentaire. Un homme est débarqué sur une île perdue dans l’Atlantique sud pour y accomplir une mission de climatologie d’un an. Très rapidement, on apprend que cet exil volontaire est motivé par un passé marqué du sceau de la violence et de la trahison et qu’il a saisi cette occasion de se tenir au large et en marge du monde pour lire et méditer, entre deux relevés climatologiques. Et, encore plus vite, il est obligé d’abandonner tous ses projets devant l’assaut de créatures marines acharnées à sa perte. Face à la menace, il ne trouve alors le salut qu’en extorquant la protection du seul autre habitant de l’île, un être fruste et mutique, vivant reclus dans un phare, dont il ne connaît que le nom: Batís Caffó.


Sur cette trame minimaliste que l’on pourrait craindre répétitive, Albert Sánchez Piñol brode un huis clos oppressant où l’assaut incessant des vagues de l’Atlantique contre les murs du phare s’efface devant la fureur et le caractère incompréhensible des attaques de créatures issues des abysses. Des êtres semblables à l’homme à bien des égards, mais dont l’étrangeté, voire la monstruosité, repousse toute tentative de communication.


Inlassablement, nuit après nuit, les deux hommes s’opposent ainsi aux offensives des crapauds, comme Batís les surnomme, retranchés dans le phare transformé en bunker. À coups de carabine, avec des explosifs ou plus simplement dans un corps à corps sauvage, ils luttent d’arrache-pied pour leur survie, massacrant les vagues d’assaut ennemies avec une application dénuée de sentiment. Et, peu-à-peu, le spectacle de la tuerie renvoie le compagnon de Batís, narrateur des événements, à l’image de sa propre condition, à ses préjugés et à l’absurdité d’un conflit dont les enjeux lui échappent.


Tout au long du récit, on pense évidemment à Howard P. Lovecraft, mais également à William Hope Hodgson. Les vastes espaces maritimes, les profondeurs océaniques et l’effroi de l’inconnu nous y poussent inexorablement. Mais, il y a la mascotte, une créature marine de sexe féminin adoptée par Batís, dont il abuse sans vergogne pour assouvir sa libido. Elle exhale une sensualité trouble, dépourvue de tabou, introduisant le doute dans l’esprit du narrateur. À son contact, pendant que la rage des combats se transforme en lassitude, il développe un étrange sentiment de proximité le poussant à s’interroger. L’affrontement avec les crapauds est-il inévitable ? L’incommunicabilité avec ces créatures est-elle vraiment définitive ? Ne pourrait-on pas trouver un terrain d’entente avec elles, même si Batís s’y oppose ? Ces questions le taraudent jusqu’à un dénouement, en forme de mise en abyme qui calme tout net.


Roman à l’atmosphère prenante, La Peau froide use des ressorts du fantastique pour confronter l’homme à lui-même, dévoilant à sa raison la monstruosité de son esprit. À moins que dans un réflexe salutaire, il ne surmonte cette noirceur intrinsèque. Pas facile.


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leleul
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le 22 juin 2018

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