Efroyabl ange1
7.9
Efroyabl ange1

livre de Iain M. Banks (1994)

La mort récente de Iain M. Banks m’a beaucoup attristé. Par un hasard tragique, elle coïncide à peu de choses près avec la parution dans l’Hexagone de Feersum endjinn, roman intraduisible aux dires de diverses sommités. Un livre dont Banks aimait à dire qu’il était une de ses œuvres les plus abouties.

J’avais apprécié Transition, précédent titre traduit dans nos contrées. Certes, ce roman, plus récent dans sa bibliographie, n’était pas à tomber par terre. Mais on y goûtait toujours l’ironie amère de l’auteur britannique. Son regard désabusé, dépourvu d’angélisme, sur notre monde. Un regard à l’occasion cruel, atténué par un humour grinçant et une pointe de tendresse pour les gesticulations pathétiques du genre humain. Bref, j’avais fermé les yeux sur les faiblesses de l’ouvrage surévaluant sans doute ses qualités.

Avec Feersum endjinn, ou Efroyabl Ange1 comme il convient de l’appeler dorénavant par chez nous, on se situe un bon cran au-dessus. On y retrouve toute la virtuosité de Banks sans le relâchement qui venait gâcher la cohérence de Transition. Au passage, louons le travail de L’Œil d’or, petit éditeur d’Île-de-France, dont la minuscule collection « Fictions & fantasy » peut désormais s’enorgueillir de cet OLNI à la maquette et aux illustrations élégantes, doté de surcroît d’une traduction impeccable. Car il a fallu bien du courage à Anne-Sylvie Homassel pour restituer, dans un style acceptable et fidèle, le phrasé oral et phonétique de Bascule la Crapule. Une langue qui va jusqu’à singer les chuintements et les claquements verbaux de ses interlocuteurs. Beaucoup de courage et du talent comme en témoigne l’habile restitution du titre du roman.

D’emblée, Efroyabl Ange1 s’avère déroutant. On se trouve en territoire familier, notre planète, comme en attestent certains toponymes. Pourtant, aucun élément historique ne permet d’avancer une date ou de raccrocher à un calendrier ce futur lointain. Tout au plus apprend-t-on, de manière fortuite, qu’une grande partie de la population a émigré outre-espace. Une diaspora dont on a oublié jusqu’aux motifs du départ et jusqu’à la destination finale. Car tous les ponts ont été coupés et la technologie se pare désormais des attributs de la légende, quand elle n’est pas simplement vouée à l’expertise de castes se contentant d’appliquer mécaniquement des principes transmis par héritage.

Tout au long du roman, on évolue au sein d’une géographie aux perspectives faussées. Un immense château, surplombé par une tour non moins titanesque, évoquant le Gormenghast de Mervyn Peake, semble contenir le monde entier entre ses murs. D’aucuns disent qu’il s’agit des vestiges d’un des derniers ascenseurs spatiaux terrestres. Mais personne ne peut confirmer la rumeur. Personne ne connaît de toute façon le moyen d’atteindre le sommet, défendu par des dispositifs meurtriers. D’effroyables engins.

Les gigantesques pièces du château, ses murs doublés de nuages, ses tours alpines et ses bastions aux contreforts vertigineux, offrent leurs paysages en ruine, ou laissés en friche, à un chiendent tenace, refuge de paresseux géants bienveillants.

Et ailleurs ? Le château côtoie du haut de ses remparts cyclopéens une caldeira inhospitalière. Un lieu hostile faisant l’objet de fréquentes escarmouches. Des jardins idylliques, où l’art topiaire abrite des conversations secrètes, jouxtent une plaine glaciale, ouverte aux quatre vents, servant de palimpseste à une puissance supérieure.

Sous un ciel sillonnés par des volatiles bavards et menaçants, où se croisent des aéronefs chargés de passagers affairés, l’humanité a gagné un semblant d’immortalité, à défaut de sagesse. Morcelée en multiples groupes, elle vit sous l’autorité d’un roi en apparence débonnaire. De sa cour mêlée d’humains et de créatures hybrides, chimériens mi-hommes mi-animaux, on ne retient que les luttes intestines. Depuis peu, celles-ci se sont muées en guerre féroce. Un conflit étrange, où les ennemis se bombardent d’un étage du château à l’autre. Une guerre picrocholine dont l’enjeu n’est plus le pouvoir, mais la possibilité d’échapper au péril imminent qui menace la Terre. Une catastrophe d’ampleur cosmique, appelée la dévoration, dont les effets atténuent le rayonnement solaire.

Face à la perspective d’un âge glaciaire, le souverain cherche à duper son monde. Il favorise sa propre coterie sous couvert du bien commun et ses agents pourchassent sans pitié les opposants pour les éradiquer, les traquant jusque dans la Crypte afin d’en effacer toutes les occurrences, même virtuelles, au risque de s’y perdre… Car les marées provoquées par les états de conscience des vivants et des morts modèlent les lieux, bouleversant les repères et pouvant tuer aussi sûrement que dans la réalité. Le chaos prévaut lorsqu’on s’y enfonce profondément et le temps ne s’y écoule pas de la même façon. Et puis, on peut y croiser d’autres menaces indicibles. Des entités agissant comme un virus. D’effroyables programmes qui cherchent à contaminer le réel.

Quatre voix font office de fil directeur dans une intrigue fertile en coups de théâtre. Gadfium, ingénieure autrefois de sexe masculin, nous dévoile les arcanes du pouvoir pendant que le comte Sessine, aristocrate rebelle et désabusé, tente d’échapper à ses meurtriers. Bascule la Crapule, jeune moine exubérant et bavard, communique sa gouaille au récit, lui conférant un brin de fantaisie et de naïveté. Nouvelle née issue de la Crypte, Asura suscite l’inquiétude de tous sur sa vraie nature.

Ces voix nous racontent des histoires dans l’histoire. Celle de la survie de la Terre et de ses derniers habitants. Celle du sauvetage d’une fourmi. Elles nous dévoilent des plans dans le plan. Celui des différentes factions d’un pouvoir aux abois. Celui d’intelligences artificielles tellement supérieures qu’elles apparaissent incompréhensibles pour le commun des mortels. Elles déroulent sous nos yeux un conte facétieux et narquois, impossible à imaginer sans le recours à la Science fiction.

Efroyabl Ange1 mérite bien les quelques efforts demandés pour déchiffrer les passages en phonétique. Il demande également d’accepter de suspendre son incrédulité pour accepter l’étrangeté intrinsèque du monde qu’il met en scène. Et ce roman nous rappelle cruellement, ô combien Iain M. Banks va nous manquer
leleul
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le 25 juin 2013

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