Prenant pour décor des États-Unis dystopiques où l'on guette chez les individus le moindre signe de dépression, de déséquilibre ou de trouble mental et qui leur vaut d'être étiqueté à vie, interné plus ou moins longtemps et soigneusement contrôlé par le Ministère de la Santé Mentale, Philip K. Dick nous livre, plutôt qu'un roman sur la maladie mentale et sur les dérives d'une société obsédée par la normalité (et l'on est pas loin des États-Unis actuels, qui bourrent les individus de psychotropes dès leur plus jeune âge), une chronique de la dépression et du mal de vivre.


Car tout le monde, à commencer par le narrateur, Louis Rosen, tente d'avancer avec sa difficulté à exister. Si Louis représente l'archétype de l'homme mélancolique, Pris, fille de son associé et malade mentale sortie de l'institut psychiatrique dont Louis tombera amoureux, est pratiquement dépourvue d'affects. D'elle ou des automates qu'ils fabriquent ensemble, on ne sait qui est le plus humain. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si le personnage de Pris est une résurgence d'un autre roman écrit quelques années plus tôt et combien célèbre, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?. Pris, c'était alors l'androïde cruelle qui arrachait les pattes d'une araignée par curiosité et le double de Raquel. Dans les deux cas, Pris peine à sortir de son état de psychopathe et, le mal qu'elle fait aux autres, elle ne peut le réparer. Elle a déjà du bien du mal à vivre.


Le passage le plus poignant est celui où ce mal d'exister, qui est sans doute celui de Philip K. Dick, se révèle même chez les automates, au moment où Louis décrit le Lincoln qu'on vient d'allumer (le Lincoln est un automate) :



Ainsi, tout en regardant le Lincoln qui, par degrés, arrivait à
établir une relation avec ce qu'il voyait, je compris quelque chose :
à la base de la vie, il n'y a pas l'avidité d'exister, ni un désir
d'aucune sorte. Il y a la Peur. Celle que j'avais sous les yeux. Et
même, ce n'était pas la peur. C'est bien pis. C'est l'épouvante
absolue. Une épouvante si paralysante qu'elle débouche sur l'apathie.
Pourtant, le Lincoln remuait, s'en extirpait. Pourquoi ? Parce qu'il
le devait. L’étendue de son épouvante impliquait, et le mouvement, et
l'action. Cet état, de par sa nature propre, était insupportable.
Toute activité de la vie en lui était un effort qui tendait à le
soulager de cet état. Une tentative pour adoucir la condition dans
laquelle nous le voyions, en cet instant. J'en déduisis que naître
n'est pas une partie de plaisir. C'est pire que mourir. On peut
philosopher sur la mort. Et vous ne vous en priverez certainement pas,
comme chacun de nous. On ne peut philosopher sur la naissance, ni en
adoucir la condition. Et le diagnostic est terrible : tous vos actes,
vos exploits, vos pensées ne font que vous imbriquer encore plus
profondément dans la vie.



Tout est dit.


Comme souvent, Philip K. Dick m'a mise profondément mal à l'aise. Son style d'écriture... Difficile à expliquer, mais il existe quelque chose dans le style qu'il adopte et que je n'arrive pas à définir, qui me déstabilise constamment et qui me rend la lecture difficile. Et vu le sujet traité, je peux dire sans exagérer que c'est un des romans les plus déprimants qu'il m'ait été donné de lire.

Cthulie-la-Mignonne
7

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le 27 févr. 2016

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