Le brutaliste, Matthieu Garrigou-Lagrange, Editions de l'Olivier


Le brutalisme est un mouvement d'architecture qui, dans les années 50, s'inspirant des blockhaus battis sur nos plages durant la Seconde guerre mondiale, privilégie le matériau brut et les infrastructures apparentes. C'est généralement très laid, mais pas toujours !


Le « brutaliste » de ce livre est un architecte portugais, formé dans les années 50, mais qui prendra son envol  durant les années de la movida portugaise  qui suivront la Révolution des oeillets, concevant dans le style post-moderne les trois tours de verre noir du centre commercial de Lisbonne Les Amoreiras, dans lesquelles il installera ses bureaux et ….une caméra dans ses bureaux : il y enregistre, le con ! ses ébats avec des jeunes femmes qui y défilent, indistinctement ses employées, ses clientes ou ses conquêtes, et ce à leur insu . Las, plusieurs de ces vidéos fuiteront dans la presse, créant un scandale énorme, et signant la mort sociale de celui qui fut un «  famoso » comme on le dit en Espagne, financier plus ou moins occulte du parti socialiste, abonné des plateaux télés et des fêtes de la jet-set.


Il s'agit de l'histoire vraie, l'auteur nous en avise d'emblée, de Tomas Taveira, qui n'est jamais cité autrement que sous le qualificatif de «  brutaliste » et que Garrigou-Lagrange rencontrera à plusieurs reprises pour faire son bouquin. Le projet de l'auteur ? « S'intéresser au point de vue du lynché et en particulier sur les questions des mœurs, lieux de la honte et du déshonneur ».


Le sujet était en or, puisque, à la différence de tant d'autres affaires que l'on a évidemment à l'esprit durant la lecture, dans celle-ci il y a des vidéos (quelques unes encore en ligne sur internet nous précise l'auteur!!) et il n'y eut aucune poursuite pour viol. Et ces vidéos qui scandalisent, tout le monde à l'époque les regarde, s'en repaît, les copie pour mieux s'en émouvoir en les visionnant à l'apéro entre amis, quelques adolescents peinant alors à retenir une vilaine érection en voyant un quinqua bedonnant sodomiser des jeunes filles, mal aguerries à la pratique ou peu consentantes à la chose, qui grimacent de douleur (le récit de l'apéro entre amis est, peut-être, le meilleur du livre).


Le livre est donc celui de l'ascension patiemment conquise et de la chute soudaine d'un brutal (avec les femmes), toute infrastructure dehors  (vous voyez ce que je veux dire...): un brutaliste ! Mais c'est aussi un questionnement sur l'étrange fascination collective que de tels destins suscitent.


On y apprend beaucoup sur l'histoire de l'architecture portugaise que Matthieu Garrigou-Lagrange, qui est journaliste à France-Culture et amoureux de ce pays, sait rendre passionnante : la formation du « brutaliste », dans les années 50, chez un architecte très connu localement et en Espagne, Francisco de Conceiçao Silva qui fit pratiquement toute sa carrière sous le dictateur Salazar, avant de quitter le Portugal, au retour de la démocratie, après avoir été victime d'une tentative d'attentat qui le fera fuir au Brésil ; les réunions de quartier durant la Révolution des oeillets auxquelles les architectes sont convoqués pour une discussion directe sur les attentes des habitants (tous aspirent à l'esthétique, refusant de se savoir condamnés au fonctionnel au motif qu'ils sont pauvres, et voulant vivre dans des tours comme les bourgeois de la ville) ; la rupture de tendance, l'audace et le succès du « brutaliste » dans les années 80. On lit ce livre non loin de son smartphone pour voir les immeubles, les bâtiments, les stades, les quartiers décrits dans le récit, et on y apprend beaucoup de choses.


Hélas, le projet d'écriture, si passionnant, sur un sujet aussi sulfureux, est un peu comme patate chaude entre les mains de Garrigou-Lagrange. Il a peur de s'y brûler et ne sait trop qu'en faire.


S'il suggère que le voyeurisme de la foule est tout aussi inquiétant que les pratiques sexuelles de celui qu'elle dénonce, que la question de l'emprise ou du consentement, qui peut se jouer dans des relations beaucoup plus ordinaires que celles de dominant à dominé social, est par nature rétive au jugement des tiers (la relation d'un couple de jeunes gens, Junior et Xenia, sur laquelle le livre s'achève, l'illustre avec brio), il n'ose pas l'écrire ainsi .


En faisant de son personnage un violeur – ce qui n'a pas été principalement reproché à ce dernier- et non pas « seulement » un narcissique dominateur qui se réalise en conservant trace de ses prouesses, tel le chasseur qui prend en photo son tableau de chasse, le gibier bien étalé sur un drap immaculé, le trophée plus décisif que la battue, Garrigou-Lagrange se prive de la possibilité (s'interdit nécessairement) d'explorer les deux interrogations qui le hantent tout au long de son récit : pourquoi choisir un tel personnage ? Et pourquoi ce livre ?


Quelques pages, supérieures, sur l'enfance de l'auteur, condamné au purgatoire dans la cour de récréation, donnent sans doute la clé : «  une sympathie pour les sorcières injustement chassées ». C'est la première. La seconde clé est l'émouvant aveu de l'auteur qu'il est, socialement, un « petit bourgeois » : «  Cela sonnait un peu mesquin, mais voilà, j'étais cela. On pourrait croire qu'on le sait depuis l'enfance, mais non il faut quand même le réaliser ».


Quand on s'attaque à un aussi puissant sujet qu'est un personnage moralement déplorable on ne peut le faire que comme Javier Cercas dans « L'imposteur » - l'histoire d'un syndicaliste espagnol, président d'une puissante association de déportés, dont il sera révélé des années plus tard, alors qu'il est au faîte de la gloire, qu'il avait été en réalité travailleur « volontaire » de l'Allemagne et qu'il n'avait jamais connu les camps nazis. Avec audace, sans peur ni reproche. Sans scrupule. Le personnage est un révélateur d'époque. C'est tout.


Matthieu Garrigou-Lagrange, qui ne manque ni d'intelligence ni de sensibilité, a manqué du courage d'aller jusqu'au bout de ce qu'il voulait nous dire : la sex-tape, de celui qui la fait, de celle qui en est l'objet ou du tiers qui la regarde, c'est ce dernier qui est le plus méprisable. Cette vérité, l'auteur, trop soucieux d'éviter les méprises d'époque, ne l'a pas osée. Dommage ! Reste l'intérêt du prudent récit d'un journaliste cultivé et amoureux du Portugal, qui n'a pas franchi le pas qu'appelait son ambitieux projet littéraire.

JoëlBoyer
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le 1 mai 2021

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Joël Boyer

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