Ô échanson, nous sommes en attente sur le bord de l'océan du néant,
Saisis l'occasion, car il y a si peu du bord des lèvres à la bouche"
Hâfez de Chirâz, Ghazal 73



Il peut paraître étrange de débuter cette revue par une citation qui n'appartient pas à l'oeuvre immense de Farid ud-Din Attar, poète visionnaire (dans toutes les acceptions du mot), dont le nom de plume signifie en persan "apothicaire" ou "maître parfumeur", comme nous le rappelle Leili Anvar dans sa préface. Cela tient aux résonances qu'entretiennent entre eux les plus grands textes de la mystique persane et que je souhaitais mettre en lumière. La quête de l'être suprême, de l'entité divine que nul ne peut espérer atteindre, y constitue véritablement et inexorablement le coeur de cette aventure spirituelle.


Les métaphores abondent pour décrire cette quête, nourrie avant tout par un amour débordant qui fait éclater les limites étroites du monde terrestre, où tout n'est que ténèbres (ou ignorance/aveuglement) et où la vie intérieure s'étiole jusqu'à devenir exsangue. Il est sans cesse question de soif ardente, de désir inextinguible de rejoindre le Tout, de s'anéantir dans le feu de Simorgh. Mais le chemin est difficile et semé d'embûches. Seules les âmes pures, polies au miroir de l'amour, arriveront à destination. Car pour advenir, il faut cesser d'être. Il faut s'oublier, se donner tout entier à l'aimé, pour passer de l'être au non-être et donc à l'Être (pour paraphraser Diotime).


L'âme est un jardin planté de fleurs odorantes et aux couleurs flamboyantes. Celui-ci est confronté aux saisons arides de la vie, et ne peut que dépérir si le jardinier qui en a la garde n'en prend pas soin. Or celui-ci est tenté par l'appât du gain, le pouvoir, la gloire ; il est enivré par le nectar de l'amour et aveuglé par une foi qui se fourvoie. Il y a des pages absolument magnifiques, où l'écriture enfle comme une vague et nous emporte, voire nous transporte comme un rapt:



De ces narcisses enivrés, les cils étaient
Sur la route des sages de piquantes épines
Elle était un soleil, la Dame des beautés
Damant cent fois le pion à l'éclatante lune!
Ses lèvres, deux rubis, nourriture des esprits
Faisaient l'admiration, même du Saint-Esprit
Et quand elle riait, même l'eau de la vie
Mourante et assoiffée, voulait boire à ses lèvres
Regarder sa fossette, abîme en son menton
C'était tomber au fond du puits le plus profond



Les âmes prennent ici la forme de milliers d'oiseaux, placés sous la conduite de la huppe, animal salomonique par excellence (ce qui justifie le choix opéré par Leili Anvar dans la traduction du titre de l'ouvrage, en référence au Cantique des Cantiques). Effrayés, pétris de doutes ou aveuglés par leur outrecuidance, les oiseaux ne parviennent guère à prendre leur envol vers les sept vallées de l'accomplissement. Alors la huppe leur conte des histoires, à la manière d'une nouvelle Schéhérazade comme l'a si bien souligné Michael Barry, afin de leur prodiguer un enseignement spirituel mais surtout humain susceptible de les faire grandir. Seul trente oiseaux (si-morgh) se présenteront devant Simorgh. Trente âmes, polies comme un miroir, confrontées à elles-mêmes et à leur grandeur.


Cette oeuvre est d'une complexité admirable et je suis saisie de constater tous les parallèles qui peuvent exister entre les différentes religions du livre, et tout particulièrement entre christianisme et islam. L'ensemble est d'une poésie à couper le souffle, grâce à la sublime traduction de Leili Anvar dont l'immense culture et la sensibilité affleurent à chaque vers. C'est un voyage intérieur qui nous amène à porter un nouveau regard sur notre jardin intérieur, que nous entourons trop souvent de vulgaires barricades qui nous isolent de la beauté du monde et empêchent la lumière d'ensoleiller notre être. C'est peut-être là la plus grande force de ce texte, et de la littérature et de l'art en général, à savoir cette capacité à arracher le voile du quotidien tissé d'indifférence pour nous confronter à la grandeur de la vie, dont l'incommensurabilité est pareille à celle de l'océan. Alors satisfaisons la soif qui nous anime, et brûlons au feu de l'aimé (quelle que soit l'entité qui siège derrière ce paravent).


Il n'y a peut-être que les poètes, ces enfants de l'angoisse et des ténèbres devenus passeurs de rêves, qui soient à même de rendre compte de cet incendie qui illumine la nuit du monde. C'est la raison pour laquelle je m'en remets à l'un d'entre eux pour conclure ce bref commentaire. Que le silence gonfle et emplissent nos coeurs pour laisser advenir le verbe. Rage, enrage contre la mort de la lumière (Dylan Thomas).

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le 28 oct. 2018

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