Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2018/03/le-cinema-japonais-de-donald-richie.html


Donald Richie, décédé en 2013, est un nom important dans l’histoire de la critique du cinéma japonais ; il fut en effet un des premiers critiques occidentaux (américains, en l'espèce), à s’intéresser à cette ample matière, ce depuis son arrivée dans l'archipel en 1947 au sein des troupes d'occupation, et à y intéresser l’Occident avec lui – jouant un rôle de passeur, qui lui a valu d’être comparé à un Lafcadio Hearn contemporain par Tom Wolfe, tandis que le réalisateur Paul Shrader, dans sa préface à ce volume, avance que, tout ce qui a filtré du cinéma japonais en Europe et aux États-Unis, pendant une longue période, c’était à lui qu’on le devait.


Donald Richie s’intéressait à bien des aspects de la culture japonaise, sa bibliographie abondante est loin de s’en tenir au seul cinéma ; toutefois, il a donc été particulièrement important dans ce domaine, et y a consacré nombre d’ouvrages – éventuellement très divers, car il s’agissait aussi bien de livres « généraux », sous forme d’ « histoires du cinéma japonais » (le premier titre du genre fut, en 1959, The Japanese Film: Art and Industry, coécrit avec Joseph Anderson, et séminal ; l’ouvrage qui nous intéresse aujourd’hui, A Hundred Years of Japanese Film – le titre français n'est guère éclairant... – en est le quatrième et dernier exemple, datant de 2001), que d’ouvrages plus spécialisés, notamment d’importants essais consacrés à Kurosawa Akira ou Ozu Yasujirô.


En plus de quarante ans de publication d’ouvrages consacrés au cinéma japonais, l’auteur a eu l’occasion d’envisager le médium sous divers angles – ses différentes « histoires du cinéma japonais » ont semble-t-il chacune une approche particulière, destinée à éviter les redondances. Dans le présent ouvrage, il faudrait donc mettre l’accent sur une dichotomie que l’on a pu croiser ailleurs, mais sur laquelle l’auteur insiste particulièrement : le cinéma « représentationnel » contre le cinéma « présentationnel ». Avec le risque de sombrer dans l’essentialisme, Donald Richie assimile plutôt le premier à l’Occident (il représente, il est réaliste, il prétend montrer la réalité), tandis que le médium présentationnel serait typique, sinon de l’Asie, du moins du Japon, qui ne s’embarrasserait pas de la « réalité nue », et jouerait davantage des effets de style – en relevant toutefois que des courants notables en Occident, comme l’impressionnisme ou l’expressionnisme, joueraient également de cette approche. J’avoue être un peu sceptique – même si cette problématique est régulièrement reformulée au fil de l’ouvrage, et y gagne à mon sens, en se focalisant sur la notion ambiguë de réalisme cinématographique (ou artistique, plus généralement) ; toutefois, cette opposition entre Occident et Japon, pour le coup, me paraît bien trop lapidaire.


Ce premier aperçu, plus ou moins convaincant, ne doit cependant pas dissuader de lire la suite ; parce que, si cet ouvrage a ses défauts (dont un plan naze – le reste, j’y reviendrai…), il brille cependant bien davantage par ses qualités, et se dévore avec un plaisir de (presque) tous les instants. Ceci d’autant plus que l’auteur sait se montrer très précis, très pointu, mais prend soin de toujours emmener le lecteur avec lui, sans jamais le perdre, au fil de développements limpides et pénétrants.


En témoigne peut-être surtout la très longue partie consacrée à ce cinéma muet dont nous n’avons presque rien conservé : bien loin, par exemple, de ne reléguer la question des benshi qu’au rang d’anecdote pittoresque, il livre une analyse serrée de ce phénomène, qui en dégage toute la complexité. Non que les anecdotes manquent, à vrai dire, mais elles font pleinement partie de la démonstration ; un (double) exemple (pp. 28-29) :


Les benshi effectuaient même des enregistrements, lesquels se vendaient bien et s’écoutaient sans l’accompagnement du film. Un des derniers benshi déclamait toujours son plus grand succès, Le Cabinet du docteur Caligari (1919) de Robert Wiene, sur la scène, mais sans projection du film ; il enregistra même un 78 tours d’une partie de son texte, et les ventes furent excellentes.


Les benshi étaient utilisés de beaucoup d’autres façons. L’un d’entre eux, par exemple, résolut un épineux problème de censure. Il s’agissait d’un film produit par la firme française Pathé, La Fin du règne de Louis XVI – Révolution française (c. 1907, non conservé), un titre incendiaire du fait que le Japon avait proclamé son propre souverain comme étant d’ascendance divine. « La veille de la projection, le film français fut retiré sous prétexte de menace pour l’ordre public. » À sa place apparut un autre film, Histoire extraordinaire de l’Amérique du Nord : le Roi des grottes (Hokubei kiden : gankutsuo, 1908, non conservé). C’était en réalité le même film, sauf que désormais Louis XVI était le « chef d’une bande de voleurs » et la populace attaquant la Bastille devenait « un groupe de citoyens loyaux aidant la police à supprimer les hors-la-loi, l’action se déroulant dans les montagnes Rocheuses ».


Après quoi chaque réalisateur notable se voit accorder de longs et pertinents développements (le plus souvent). Ce qui n’empêche pas l’auteur d’exprimer sa subjectivité… Du côté des « stars », Ozu et Kurosawa suscitent les développements les plus flatteurs, sans surprise, mais, par exemple, Mizoguchi beaucoup moins : Donald Richie admet qu’il a réalisé d’excellents films, mais son traditionalisme au regard des techniques de réalisation ne l’inspire guère, et les commentaires sont régulièrement sceptiques, le concernant.


Maintenant, le véritable atout de cet ouvrage est sans doute de mettre en lumière des réalisateurs moins connus en Occident, mais qui sont traités ici sur un pied d’égalité avec les réalisateurs les plus adulés et qui s’exportaient le mieux. Il y a vraiment des analyses passionnantes à cet égard, et qui savent aussi, le cas échéant, prendre un peu de distance, pour le mieux (ainsi dans la lecture « critique » de la « Nouvelle Vague » japonaise, pour l’auteur essentiellement un concept de marketing : des indépendants antérieurs doivent être relevés, et, si Oshima a fait une brillante et intègre carrière, c’était aussi en s’émancipant de cette désignation promotionnelle, sans renier son engagement politique). En somme, c'est une mine, et j'y ai pioché bien des références.


Vers la fin de l’ouvrage, cependant, les choses se gâtent – d’une manière que j’ai trouvé assez brutale et passablement navrante. Donald Richie, si pertinent jusqu’alors, me paraît sombrer un peu dans une posture de « vieux con »… Sur la base d’une lecture bancale de la notion de « cool Japan », peut-être, l’auteur n’a que mépris pour le cinéma japonais « exporté » des années 1990… De Kitano, il ne retient que l’ultraviolence – puis y associe un sentimentalisme sirupeux qui ne vaut pas mieux ; les notices en fin d’ouvrage portant sur ses films sont systématiquement méprisantes. La vague de l’horreur nippone, tout au plus peut-on en sauver (peut-être) Kurosawa Kiyoshi. Tsukamoto ? Pas le moindre intérêt – Tetsuo, c’est du « facile » fait pour plaire aux jeunes, c’est, autrement dit, du « manga »…


En fait, ce dernier terme revient alors régulièrement, et systématiquement de manière négative – or, en bien des endroits, on a l’impression que, pour le coup, Donald Richie ne sait absolument pas de quoi il parle. Notez, je ne m'y connais pas non plus, hein... Mais là, ça se voit. Et ça ressort d’ailleurs d’autres allusions sur la dimension commerciale et transmédiale de tous ces phénomènes (Dragon Ball est un jeu informatique, etc.). Le cinéma d’animation, qui n’avait pas du tout été traité jusqu’alors, mais l’est en bloc, de ses origines à nos jours, en fin de volume, en fait très souvent les frais – et les notices, là encore, sont éclairantes : Richie ne panait visiblement pas grand-chose à Akira, par exemple, outre que ses retours sont paradoxaux sur le plan technique.


Mais tout cela renvoie sans doute à une attitude de l’auteur jusqu’alors davantage implicite : un profond scepticisme, au mieux, à l’égard du film de genre. Si le chanbara et les films de yakuzas peuvent occasionnellement retenir son attention (et encore, quand c’est Kurosawa qui signe les premiers), globalement la matière est délaissée, et plus ou moins bien comprise peut-être (le cas de Fukasaku m’intrigue un peu, notamment). La science-fiction, le fantastique ? Rien ou presque : la première se limite à Godzilla, et mieux vaut donc ne pas en parler du tout ; le second, passé Les Contes de la lune vague après la pluie, point de salut (allez, peut-être Kwaidan de Kobayashi Masaki, « décoratif »). C’est fâcheux…


Pourtant, dans ces derniers développements, tout n’est pas non plus à jeter – car l’auteur, évacuant bien vite et dans une grimace qui en dit long les Kitano comme les Ghibli, avec la « J-Horror », Miike et Tsukamoto au milieu, consacre tout de même des développements plus amples à des réalisateurs bien moins connus de par chez nous, avec une ultime focalisation sur le documentaire qui est tout à fait passionnante.


Notons que le livre s’achève (donc) sur des notices de films qui étaient alors disponibles en vidéo ou DVD – la liste est bien sûr obsolète, et pas qu’un peu, mais on peut y trouver des pistes intéressantes, entre deux persiflages d'autant plus agaçants qu'ils sont ainsi lapidaires.


Le Cinéma japonais est globalement un bon ouvrage – longtemps passionnant car passionné, même. Mais on regrettera que, sur le tard, les préjugés de l’auteur se montrent aussi envahissants, et si souvent en dépit du bon sens. Cela reste une lecture intéressante, mais sans doute à prendre avec des pincettes…

Nébal
7
Écrit par

Créée

le 5 mars 2018

Critique lue 195 fois

Nébal

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