Pourquoi il ne faut jamais demander à un auteur d'écrire un livre précis

Quantième Art


Malgré tout le respect qu’on peut ressentir pour l’auteur, le succès de ses écrits, et l’expertise ouverte et pédagogique de son domaine, on ne peut s’empêcher de ressentir des paradoxes sous-jacents à son écriture. Et le premier tient justement en sa pédagogie. Le ton employé peut s’affilier à de la condescendance, avec le but avoué de tirer le sot de son ignorance. Un effort risqué et généreux qui a nécessité les concessions que doit faire la forme à la vulgarisation. Pourtant les constructions de phrases ne tiennent en rien de l’accessible, tant elles sont ampoulées et remplies de l’amour que le linguiste porte à sa langue maternelle plus qu’à toute autre (il le dit lui-même). C’est beau, mais difficile à lire, si bien que de nombreux passages demanderont plusieurs lectures, et que la progression dans le livre se fera très lentement. L’ouvrage n’emploie pas le langage de sa vocation.


(Pardonnez le court passage à la première personne, mais c’est pour dire que je ne considère pas cette condescendance comme un défaut du livre, car j’ai moi-même souvent été confronté à la conviction de certains interlocuteurs en leurs connaissances sur la linguistique, rendue très forte par le fait que, étant locuteurs de la langue en pratique, ils se croient experts en sa théorie et en son décorticage méthodique… et le fait est que linguistiquement parlant, n’importe quel locuteur est considéré comme expert dans sa langue maternelle ; trouver sa place pour s’adresser à cette personne scientifiquement sans lui faire croire qu’on lui conteste ce droit n’est pas une mince affaire. Pourtant, le style de l’ouvrage donne l’impression que ça y est totalement raté.)


Le quatrième de couverture nous informe qu’on avait souvent demandé à l’auteur de s’exprimer sur sa conception du purisme (qui peut n’être autre que celle de n’importe quel linguiste : la désapprobation scientifique) et cela donne l’impression qu’il a écrit toute la première partie sur la défensive. Première partie qui porte en substance sur le prescriptivisme et le descriptivisme, quoique ces mots ne soient jamais utilisés puisqu’ils n’existaient alors que sous leurs capuches de « purisme » et d’« usage ». Et bon scientifique, il se positionne tel un observateur objectif de la langue, mais pour se faire, s’adonne beaucoup à la répétition, comme soucieux de bien faire entendre les différents points de son discours. Des formulations comme « il apparaît donc que la langue n’est pas corrompue » ou « à l’inverse de la croyance populaire, il semble donc que l’influence de l’anglais n’a pas eu d’impact négatif sur la langue » sont des points d’orgue récurrents et rébarbatifs revenant tous les quelques chapitres. Notons qu’on ne critique ici que leur répétition, et non leur nature.


À l’nverse de la première partie, la seconde – qui est aussi la dernière – verse dans une prétention presque paradoxale. On l’a dit, le linguiste ne doit pas faire usage de prescription, et Hagège, dans sa grande bonté, a passé le temps nécessaire à le faire comprendre à ses lecteurs, ce avec lourdeur, mais avec clarté et cohérence au moins. Pourtant, à partir du moment où il se met à parler du « français et l’horizon 2000 », il est dans la plus pure hypothèse. Ne nous y trompons pas, ce n’est pas un mal ; le spécialiste, quand il a tous les éléments en main, peut se permettre un brin de futurologie, surtout puisque cela peut éclairer l’approche la plus saine, pour le néophyte, voire pour les autorités, de ce qu’il maîtrise. Mais l’hypothèse en question n’est plus régie par un scientifique. En sa place, un écologiste langagier, pour qui les langues n’obéissent pas seulement à des règles génétiques comparables à celles qui ordonnent la Vie (ce qui est aisément constatable par le biais des familles de langues) mais sujette, au même titre qu’elle, à voir certaines espèces en danger de disparition, et pour qui l’Homme se doit de les préserver. Dans la deuxième partie du livre, l’auteur nous assène des « on doit » et des « il faut » sous prétexte que la francophonie souffre de sa francocentralisation et qu’il faudrait y reconnaître la place de dialectes minorisés (canadiens ou africains notamment) pour qu’elle reluise vraiment et puisse résister à l’hégémonie anglo-américaine.


Eh bien ? Ne vient-on pas de dire que l’anglo-américain n’était pas une menace ? Après avoir inculqué au lecteur, en toute objectivité et avec toute la rigueur scientifique et la délicatesse de l’auteur avisé qu’il est, Hagège sort de la théorie pour appliquer une pratique qui contredit tout son délicat travail de remise en contexte. On croirait qu’il n’a pas su faire la part des choses entre une conception scientifique qu’il était, et qu’il est toujours nécessaire de communiquer aux francophones, et ses propres espoirs sur la langue, comme s’il les avait accidentellement formulés de manière à contredire ce qu’il venait d’écrire. Encore une fois, on ne critique pas ici le travail de fond, qui est d’une qualité exceptionnelle et empreint d’une vérité trop peu publicisée. On déplore seulement qu’il soit trop facile de faire se contredire l’auteur, d’autant que le simple fait que le livre soit fait de deux parties que tout oppose apparaît du coup comme extrêmement mesquin.


En gros, on a deux livres en un, comme si l’auteur n’avait pas assumé de devoir défendre la langue au prix d’éduquer ses semblables, ou bien au contraire de devoir répandre le savoir au prix de passer pour arrogant. Si l’un voulait compenser l’autre, c’est logique et louable, mais dans le résultat, cela constitue le plus grand des paradoxes, et on ne peut plus guère accorder de crédit à ses remarques une fois ce constat fait. Et c’est bien dommage car les sources, d’une densité incroyable, le soutiennent des deux côtés, alimentant l’idée que, fort de la conviction qu’aucun lecteur n’ira les vérifier toutes, les interpréter en tant qu’auteur n’est pas dangereux. (Il s’agit ici d’une pure spéculation à laquelle je n’accorde moi-même aucun crédit, il n’empêche que ce n’est pas sans raison si cela m’a traversé l’esprit).


Fortunément, le livre, qui a aujourd’hui plus de trente ans, a gagné en valeur historique, plus encore que sous le seul effet du temps. Il ne peut s’agir là que de la constatation rétrospective d’une coïncidence, mais il se situe à l’époque parfaite pour analyser la langue avant le déferlement des conséquences d’Internet. En 1987, Hagège observait une langue en grande partie délivrée du franglais, déjà soumise au mondialisme, mais non encore aux changements gigantesques de ces quinze dernières années. En ça, le livre est extrêmement intéressant, et il est presque dommage de ne pouvoir en donner le crédit à l’auteur après tout ce qu’on vient en dire de mal, à moins qu’il ait eu la lucidité de le publier au niveau de cette charnière.


Car l’homme n’est pas dupe de la place que vont prendre les ordinateurs ; on est en 1987 (il n’y a pas de coquille), et il y voit déjà un moyen de dédiaboliser l’apprentissage d’une langue de sa réputation académico-scolaire. Il y voit des assistants bénéfiques d’un esprit humain poussé à garder son esprit critique dans le sens où l’humain doit maîtriser l’ordinateur pour que l’ordinateur l’aide. Malheureusement (mais l’anecdote est cocasse), cette conception de l’informatique n’était vraie que du temps où les ordinateurs ne donnaient réponse qu’à une question formulée sans erreur ; en d’autres termes, un monde promis aux générations futures où la langue ne saurait être corrompue. C’était l’ordinateur du temps où il était plus bête que l’homme. Mais aujourd’hui, l’ordinateur dépasse l’homme – de loin –, et le fruit prometteur qu’il devait mûrir a pourri. Très loin de n’accepter qu’une requête formulée parfaitement, l’ordinateur en accepte maintenant tout un panel, corrigeant tout seul les erreurs de son propriétaire, dans des dimensions insoupçonnées qui nous font oublier, dans les communications quotidiennes, que parfois nos interlocuteurs sont humains et n’ont pas la capacité à trier les possibilités divergentes du sens de ce qu’on leur dit. Plutôt que d’enfermer les locuteurs de leur plein gré dans des règles qui se seraient avérées bénéfiques, l’ordinateur leur a donné trop de liberté trop vite.


Bref, tous ces commentaires ne sont valables que par hasard et n’ont pas de valeur critique propre, mais cela m’a en partie dénoyé de cette lecture. Au global, je suis trop déçu par la mesquinerie de deux parties qui se contredisent au carrefour du fond et de la forme, ce qui est assez gênant pour moi puisque cela m’empêche quasiment de louer l’immense travail de documentation du linguiste, qui nous offre un abrégé enrichissant d’une densité osmiumique. Comme il n’a pas non plus respecté l’équilibre de la vocation assez vulgarisatrice de son ouvrage (ainsi que le lecteur est obligé de le percevoir) avec le registre d’écriture, on ne peut pas sortir de la lecture de Le Français et les siècles sans considérer que sa rédaction est le résultat d’une fusion « à l’arrache » de deux thèmes trop différents l’un de l’autre et qui ne fonctionnent pas ensemble. Comme quoi, il ne faut jamais demander à une personne, aussi capable soit-elle, d’écrire un ouvrage précis.

EowynCwper
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le 19 avr. 2018

Critique lue 55 fois

Eowyn Cwper

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