Retour à « la Patrouille du temps » avec ce deuxième volume resté trop longtemps inédit en France, et aujourd'hui publié par les décidément fort sympathiques éditions du Bélial', sous la supervision du talentueux traducteur et zélé andersonophile Jean-Daniel Brèque. Poul Anderson avait créé la Patrouille du temps dans les années 1950, et y avait consacré plusieurs nouvelles figurant dans le premier volume. Tout semblait avoir été dit, de l'aveu même de l'auteur ; pourtant, en 1983, Poul Anderson a publié les deux (très) courts romans (autant dire novellae) qui forment l'essentiel de ce recueil. Retour mercantile et sans intérêt sur une vieille « licence » prestigieuse ? Certainement pas ! En passant à ce format plus long, et en poursuivant son œuvre avec une trentaine d'années de décalage, Poul Anderson a admirablement renouvelé sa création, et ce n'est finalement que dans ces textes relativement tardifs qu'il en a révélé la substantifique moëlle. La Patrouille du temps était un très bon divertissement ; mais Le Patrouilleur du temps est bien plus intéressant encore, plus riche, plus subtil, plus profond.

Détaillons un brin. Après un (très bref) avant-propos de Jean-Daniel Brèque, le recueil s'ouvre sur D'ivoire, de singes et de paons (pp. 17-124). Sous ce titre étrange emprunté à la Bible se cache une passionnante aventure, dans un cadre original et remarquablement bien rendu. Nous y retrouvons l'agent non-attaché Manse Everard, qui se rend cette fois dans la Tyr du Xe siècle avant J.-C. pour y déjouer un chantage au terrorisme temporel opéré par les dangereux Exaltationnistes et leur chef Merau Varagan, que l'on aura l'occasion de retrouver ultérieurement. L'aventure est palpitante, l'enquête prenante, et Poul Anderson se montre toujours aussi astucieux dans le traitement de l'histoire, du temps et de ses paradoxes. Sous cet angle, le contrat conclu dans les premières nouvelles de « la Patrouille du temps » est parfaitement rempli. Mais l'intérêt est ailleurs : en adoptant ce format plus long, Poul Anderson peut consacrer plus de temps (aha) à son cadre et à ses personnages. Et c'est un vrai régal : la Tyr du roi Hiram fournit un contexte original, fascinant et en même temps très crédible (on sent bien ici la passion pour l'histoire de Poul Anderson ; le récit est indéniablement documenté, sans sombrer pour autant dans les lourdeurs didactiques), et surtout très vivant. Et cet aspect est encore renforcé par la présence d'un superbe personnage secondaire, le jeune Pummairam, gamin des rues gouailleur et astucieux, terriblement attachant. Un très bon texte, poursuivant avec adresse l'entreprise initiée dans La Patrouille du temps.

Mais le meilleur est encore à venir, avec le deuxième court roman, très différent, intitulé Le Chagrin d'Odin le Goth (pp. 127-258). Autant le dire tout de suite : on tient là à mon sens un vrai chef-d'œuvre, et de très loin le meilleur texte de « la Patrouille du temps » que j'ai pu lire. Manse Everard ne joue cette fois qu'un rôle très secondaire, et l'atmosphère du récit est très différente de tout ce qui a précédé : Le Chagrin d'Odin le Goth est un texte lent et intimiste, tragique au sens fort. Carl Farness, son « héros » (et narrateur à mi-temps, c'est-à-dire dans les passages « contemporains » uniquement), est un spécialiste des Goths, dont le travail consiste à enquêter sur les origines des grandes sagas germaniques et scandinaves, et notamment de la fameuse épopée des Niebelungen. Aussi se rend-il régulièrement « sur le terrain », auprès des Ostrogoths du IVe siècle de notre ère, dans une région correspondant en gros à la Pologne contemporaine (cadre superbement détaillé, là encore fascinant, crédible, documenté et vivant, et bien plus original que ce que l'on pourrait penser a priori). Là, « le Vagabond » crée des liens, se fait des amis... et fonde même une famille. Et c'est ainsi que l'observateur deviendra bien contre son gré participant de la saga, et devra assister, les mains liées par sa mission, par la légende, par le destin, au sort épouvantable de sa descendance. Avec Le Chagrin d'Odin le Goth, Poul Anderson délaisse le rythme frénétique de la plupart des récits précédents pour livrer cette fois un texte extraordinairement subtil, profond dans le regard qu'il porte sur la naissance des mythes, et d'une justesse émotionnelle époustouflante. Ce court roman, déchirant et passionnant, est une vraie merveille, et l'on n'en revient pas qu'il ait fallu attendre si longtemps pour le lire dans une (excellente) traduction française. Superbe.

Après ce monument, la courte nouvelle qui clôt le volume, « La Mort et le Chevalier » (pp. 261-286), fait nécessairement pâle figure. Ce texte bien plus récent (1995) est issu d'une anthologie consacrée aux Templiers. Le cadre de la France de 1307 est inévitablement bien moins original que celui des deux courts romans précédents. Là encore, Poul Anderson livre un texte assez documenté et dans l'ensemble pertinent (ce qu'il dit de Philippe le Bel et de l'importance de son règne n'est pas faux, quoique relativement unilatéral... d'autant que les sympathies plus ou moins « libertariennes » de l'auteur tendent à ressortir ici !), mais la nouvelle est bien trop courte pour convaincre : l'enjeu, si on le compare aux grandes fresques précédentes, est bien limité (simple mission de sauvetage d'un agent de la Patrouille, reprise sur un mode mineur de certains des thèmes bien plus développés dans les textes précédents), le cadre trop peu détaillé, et la chute abrupte. Seul véritable « intérêt » (tout relatif) : on y rencontre, aux côtés de Manse Everard qui prend à nouveau le premier rôle, le personnage de Wanda Tamberly, qui jouera un rôle central dans les volumes suivants. Une fausse note ? Sans doute, quand bien même on ne s'ennuie pas à la lecture de ce court récit. Disons simplement qu'il ne soutient pas la comparaison avec ce qui a précédé.

Bilan très positif, donc. J'avais bien aimé La Patrouille du temps, mais j'ai cette fois adoré Le Patrouilleur du temps. Encore une fois, Le Chagrin d'Odin le Goth est un grand texte, un modèle de récit de voyage temporel, une fresque tragique d'une justesse et d'une puissance rares. Le reste étant également très recommandable, la conclusion s'impose d'elle-même : Le Patrouilleur du temps est un excellent volume, meilleur encore à mon sens que le premier, pourtant dit « classique ». En revenant sur la plus fameuse de ses créations, Poul Anderson n'a en rien tiré sur la corde : bien au contraire, il l'a enrichie d'une manière remarquable.

A suivre (façon de parler, of course) avec La Rançon du temps.
Nébal
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le 4 oct. 2010

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