Le Portail
7.8
Le Portail

livre de François Bizot (2000)

Le portail, ou l'entrée vers un cauchemar admirable

Incroyable témoignage que celui de François Bizot, ethnologue installé au Cambodge dans les années 1960 pour y étudier les différents rites bouddhiques, qui fut au cœur de l'ascension au pouvoir des Khmers rouges.
Le récit débute en 1975. Il est arrêté avec ses deux assistants, dénoncé par un habitant du village reculé où il se rendait pour ses recherches. Les mains ligotées, les yeux bandés, on les emmène dans un camp de prisonniers enfouis dans le maquis dont ils ignorent l'emplacement. C'est le camp M.13, dirigé par Douch, dans lequel Bizot restera 3 mois, séparé de ses acolytes.
La sublime introduction nous plonge dans l'atmosphère maussade et désabusée du livre, transcendée par l'écriture éblouissante de l'auteur, qui nous élève et nous force à l'humilité.
Au delà de la terrible réalité des faits (il sera le seul survivant du camp, tous les autres prisonniers seront assassinés à coups de gourdin), Bizot nous relate les impressions furtives de sa mémoire sensible, décrivant telle ou telle caractéristique d'un visage pour mieux nous en transmettre la personnalité, attentif à tous les détails.
On accompagne le calvaire du prisonnier en tremblant de froid avec lui la nuit et de peur durant les interminables journées, humides de larmes et de la moiteur étouffante de la jungle des Cardamomes.
Sa plume parle à tous nos sens, les passages les plus touchants étant ceux où sa détresse est dépassée lorsqu'il s'arrête sur l'observation de la couleur d'une branche de flamboyant, la sensation de bien être éprouvée lors de son premier bain dans la rivière, l'odeur de la soupe de poulet qu'il offre à tous les prisonniers la veille de sa libération.
Ce dernier repas qui précède pour Bizot non pas la mort mais une nouvelle vie fut pour moi la scène la plus émouvante. Rien n'est dit, tout est dans la retenue, la reconnaissance transparait dans les regards, seuls les bruits de succions traversent le silence de cette sérénité éphémère. J'ai eu en tête les images du dîner des moines du film « Des hommes et des dieux », dernier instant de réjouissance et de volupté avant l'irrémédiable.
Son témoignage est aussi celui de sa relation avec son célèbre geôlier, qu'il évoque avec une grande noblesse d'esprit. Malgré les injustices et les massacres auxquels Douch est associé, François Bizot nous dépeint un homme idéaliste, investi corps et âme dans une cause qu'il estime juste, celle du communisme et de la solidarité de son peuple. Un lien de confiance s'étant peu à peu créé entre les deux hommes, Douch a lutté contre sa hiérarchie, risquant sa place et sa vie, pour sauver celle de Bizot, accusé à tord d'être un espion de la CIA. Douch est un homme avec un passé et des faiblesses, il n'est pas un monstre. En aucun cas Bizot ne nous présente une vision manichéenne de la vie.
Lorsqu'il retourne au Cambodge en 1988, il visite le musée du génocide khmer, l'ancien lycée Tuol Sleng, et découvre le portrait de son gardien, représenté là pour avoir torturé et détruit (mot utilisé par les khmers pour signifier « assassiner ») plus de 20 000 personnes. Voici ce que François Bizot écrit à ce propos, et qui tiendra lieu de conclusion à ma petite critique : "Je cite souvent Tzvetan Todorov, qui avance, au rebours de la sagesse populaire, qu'essayer de comprendre ce n'est pas nécessairement pardonner. Doit-on se contenter de répéter à jamais que les crimes contre l'homme sont inoubliables ? Inexcusables ? Impardonnables ?... Il serait plus utile de commencer par apprendre à se méfier de nous-mêmes. Pas seulement des autres. "
Isla
9
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le 10 juil. 2011

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