Le Tunnel
8.1
Le Tunnel

livre de William H. Gass (1995)

Alors que le personnage de William Gass finissait d'écrire son livre intitulé Culpabilité et Innocence dans l'Allemagne d'Hitler, Gass commençait le sien. Kohler, alter ego à peine difforme de l'auteur, se trouve devant l'œuvre aboutie de sa vie : une somme de pages et de théories plus ou moins fumeuses sur l'Allemagne nazie, quand une crise existentielle le frappe.



« Ma maladie est vivante, ma vie est menacée pour de bon ; je ne sens pourtant que ma mort, que l'amoindrissement crée par ma propre perte. Je ne suis plus là, Kohler, en ce moment même ; et n'est-ce pas être mort qu'être mort à chaque instant au point que la vie ne peut plus vous rappeler ? Ne pas être ici, ne pas être là demain – ce demain qui, quand je le verrai, sera aussi stupide et vide qu'il m'est apparu aujourd'hui – c'est épouvantable, Kohler, épouvantable... glisser dans l'insignifiance de l'histoire comme une pensée formée en rêve... »



Ce qui compose ce monolithe sordide, cette excavation de l'âme de ce petit professeur salace et médiocre d'une fac quelconque, c'est un immense cri. C'est un flot continu qui envahit tout, bouche toutes les issues, d'une noirceur rare en littérature. C'est un homme en trois dimensions qui se livre nu, sans concession, rattrapé par son enfance misérable dans le Midwest et ses amours déchus, acculé par des collègues imbéciles et des étudiants grossiers, sans espoir pour les jours à venir. 


« L'espoir, rappelez-vous, ne s'est pas envolé du bocal comme tous les autres maux, il est demeuré là pour nous taquiner, pour nous empêcher de recourir au suicide ou à toute autre réponse sensée ; et, ma foi, nous allons survivre, car la déveine seule ne nous aigrit pas à ce point et la simple présence du plaisir ne gâte pas l'âme quand la douleur à son tour arrive, et le sentiment que nos amours auraient mérité davantage d'égards ne nous cause pas une déception déraisonnable ; c'est quand nous comprenons que notre malheur est en grande partie le fait d'autrui ; qu'il n'aurait pas dû se produire ; qu'il existe un ennemi quelque part qui nous a volé notre pain, a fait tourné notre vin, a vicié notre recueil de vers splendides avec des rimes crasseuses ; alors nous sommes remplis de ressentiment et prêts à pendre les scélérats à cette branche sous laquelle nous aurions langui dans les limbes de l'amour si l'arbre n'avait pas été abattu par de stupides et cupides bucherons à la solde des scieries. Attention donc, attention à nous, (…) quand nous découvrirons qui nous force (…) à renoncer à la vie afin de survivre. C'est cette condition chez l'homme qui fait de lui un candidat idéal pour le Parti des Déçus du Peuple. »



Le Tunnel est une œuvre immensément dense et difficile, complexe. Extrême et radicale dans son entreprise, comme le personnage qui l'entreprend, le propos sous-jacent de l'œuvre, passablement critique, métaphysique et misanthropique, se développe dans une matière brute, une prose parfois peu intelligible et qui oscille entre illustrations, poèmes, chansons, épigrammes et souvenirs de différentes époques à un rythme effréné. 
La voici l'œuvre au noir de cette seconde moitié de siècle, un livre sur la poésie, l'écriture, l'Histoire et ceux qui l'écrivent, la solitude du cœur, de l'homme et sa condition merdique ; une confession épaisse et étouffante sur la vie conjugale et la progéniture ingrate ; la somme de trente années d'écriture, de la vie et de l'angoisse de la mort d'un personnage de littérature. Un personnage qui fuit dans un autre monde, celui des mots avec lesquels il vit, puis dans celui de la terre qui l'aspirera bientôt, à travers ce fameux tunnel qu'il creusera en secret dans sa cave, tel sa tombe.

William Gass, papa de la métafiction, s'est fait connaître à la publication de son premier roman La Chance d'Omensetter (1966, épuisé, introuvable et jamais réédité, merci Gallimard). Acclamé tout comme Pynchon, Barth et d'autres postmodernistes, il décide pourtant de se consacrer à l'enseignement de la philosophie (qui habite largement son œuvre) et aux nouvelles.
Malgré toute mon admiration pour ce livre, je ne suis pas bien sûr de pouvoir retranscrire fidèlement l'humeur qui suinte du Tunnel. Sa lecture m'a été difficile et longue, parfois même pénible, seulement elle m'a également beaucoup marqué par la sincérité de cette petite voix secrète à l'oeuvre, qui creuse et remue les entrailles du mal, de l'innommable, de l'ignominieux qui se terre en chacun. Kohler est homme méprisable à bien des égards mais j'ai pensé, à la lecture de ses aveux, sans doute avoir aussi ma carte au Parti des Déçus du Peuple, n'étant qu'homme également et pas meilleur. Le Tunnel explore avec le peu de lumière restante à ce siècle les heures sombres de l'humanité à l'échelle humaine.


Enfin, quelques mots sur le style car l'écriture de Gass est sans pareil. S'il se considérait davantage comme un styliste qu'un romancier ou nouvelliste, c'est parce qu'au cœur de chacune de ses phrases buchées, on creuse et goûte à une mélodie secrète, un double-sens masqué ou une image sublimée. Vainqueur par KO des figures de style, c'est par la métaphore et ses images que Gass brille le plus : d'une justesse et d'une audace à toute épreuve, ses comparaisons incisives et brutales sont d'une fraicheur inouïe. A ce titre, tous nos hommages vont directement à Claro, éminent traducteur s'étant précédemment illustré notamment par sa dantesque version de La Maison Des Feuilles de Danielewski, entre autres.



« Maintenant, j'aime d'abord un trou puis m'y glisse et feins d'y mourir, uniquement pour en être déterré juste à temps pour expirer une dernière opinion, expirer comme j'ai vécu, comme un ver, en mangeant de la terre. »



Camarades. Ce n'est pas tout.
Le Tunnel m'a marqué à une dernière reprise.
Le cœur – ce fasciste – le cœur de William Gass de battre s'est arrêté le six décembre deux mille dix-sept dans l'indifférence complète, tandis que je n'avais pas fini Le Tunnel. Il avait creusé un trou dans lequel il est maintenant enfoui. Mais qui reste-t-il au monde pour le recouvrir ?
Albion
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 26 déc. 2017

Critique lue 435 fois

5 j'aime

2 commentaires

Albion

Écrit par

Critique lue 435 fois

5
2

D'autres avis sur Le Tunnel

Du même critique

Abraham Lincoln : Chasseur de vampires
Albion
10

Rendons Abraham ce qui lui appartient.

Comment vous expliquer ce sentiment. Lorsqu'en général sous vos yeux ébaubis s'inscrit une bande-annonce d'un film (disons ici qu'il s'agit d'un film d'action QUAND MÊME), on se sent très vite...

le 31 juil. 2012

45 j'aime

10

Le Feu follet
Albion
10

Si Rigaut meurt, Maurice Ronet.

Le Feu Follet est une adaptation entreprise par Louis Malle afin de lui éviter, a-t-il avoué, de ne mettre lui-même fin à ses jours. Le Feu Follet écrit par Drieu-La Rochelle suinte l'intimité des...

le 16 mars 2012

29 j'aime

5

Un homme qui dort
Albion
8

La victoire ne t'importe plus.

Un homme qui dort est l'une de ses rares adaptations dirigée par l'auteur du livre lui-même. Livre dont le film prend sa source afin de se mettre sur pieds. Un homme qui dort est par ailleurs un...

le 10 mai 2012

25 j'aime

5