Voilà un livre qui sent le souffre, littéralement, car le titre complet de l’œuvre ne laisse aucun doute sur sa fonction : "le véritable dragon noir, ou les forces infernales soumises à l'homme". L'auteur lui-même nous met en garde contre l'usage que l'on pourrait faire de cette dangereuse puissance : en face du titre trouve-t-on une "marque de l'esprit", accompagnée d'une invocation de "la vertu du sang de Jésus-Christ" sensée protéger le lecteur et garantir la réussite de cette entreprise. Il indique par ailleurs que l'ouvrage ne doit pas être lu le soir, de 1 à 3 ni de 7 à 9. C'eut été utile de l'indiquer au dos de l'ouvrage au lieu de me laisser l'acheter et le feuilleter à quatorze heures, mais bon...


Le gremoire se divise en cinq parties, correspondant chacune à une connaissance ésotérique : la première propose d'invoquer les puissances infernales elles-mêmes, en décrivant les outils, les symboles et les formules qui doivent être utilisés à cet effet. La deuxième donne toute une série de charmes et de contre-charmes à l'utilité variée et pratique, comme guérir une personne, lever une malédiction, révéler un sorcier, etc. La troisième partie, "secrets merveilleux", propose encore mieux, puisqu'elle donne le pouvoir de se rendre invisible, de guérir le cancer, de devenir nyctalope, de gagner à la loterie, et même d'arrêter les armes ou de paralyser un ennemi. Enfin, la quatrième partie permet d'invoquer un serpent qui doublera tout ce que vous lui donnerez d'or et d'argent, et si ça ne vous suffit pas, le moyen d'invoquer le diable en personne pour pactiser avec lui. Et la cinquième partie propose encore encore encore mieux(mais si c'est possible!), puisqu'elle se compose... d'oraisons. Ce sont des prières, quoi. Et ça vous permet d'aller au Paradis malgré tout ce que vous aurez invoqués de démons via cet ouvrage, bande de mécréants.


Vous salivez, n'est-ce pas? Tant de puissance dans un si petit livre, c'est presque trop facile! Si vous vous êtes dit cela, je suis désolé de vous apprendre que oui, c'est trop facile. Car si l'on s'attarde sur la première partie, on notera vite que les cercles que nous sommes sensés tracés sont pour la plupart issus de la Kabbale, si l'on en juge par la magnifique étoile de Salomon accompagnée de dizaines de mots hébreux qui nous protégeront contre ce que nous aurons conjuré. Mais si l'on ne connait pas les principes de base de la Kabbale et que l'on ne parle pas hébreux, comment être sûr que l'on tracera le cercle sans erreur? Plus tard, il sera important de connaître son ascendant, de savoir quand la Saint-Jean et la Sainte-Agathe se déroulent, de comprendre en quoi les outils doivent être en fer et à quel moment il est impossible qu'ils le soient sans commettre une grave erreur... bref, le livre n'est pas un traité reposant sur une croyance unique, mais a recourt aux dates d'anciennes fêtes païennes et à leur symbolique, aux invocations et aux principes de la kabbale, à l'astrologie, à la démonologie, à l'alchimie et à la théologie, en un ballet virevoltant qu'il est dangereux de parcourir sans avoir les bases nécessaires à tous ces domaines. C'est le propre des œuvres ésotériques : ce que nous avons sous les yeux n'est jamais la véritable formule ou la véritable potion, mais est une énigme dont la réponse se trouve dans un symbolisme secret, un langage caché dans le langage.


Or, le véritable dragon noir ne contient aucune de ces précieuses indications sur les racines de l'ésotérisme. Il nous donne des instructions précises, mais ne nous explique jamais en quoi il est important d'avoir recourt à tel mot plutôt qu'à tel autre, pourquoi tel métal ou telle essence de bois doit être utilisé. Il s'agit là d'un symptôme propre à tous les livres ésotériques du Moyen-Âge, notamment l'alchimie : pour éviter de se faire prendre sur le fait à invoquer les puissances infernales, les adeptes n'indiquaient non seulement jamais leur nom (le véritable dragon noir est anonyme), mais mélangeaient volontairement plusieurs formules entre elles, de sorte que seul les initiés puissent comprendre ce qui était écrit et quelles étaient les erreurs glissées dans l'ouvrage. Autant dire que remonter à la source de chaque symbole pour comprendre le vrai sens de ce qui est écrit est un sport à part entière. Et commencer par le dragon noir, c'est comme vouloir commencer l’haltérophilie avec une barre de deux-cent-cinquante kilos.


Bref, la note reflète cette problématique de la compréhension. Le véritable dragon noir reste un archétype de gremoire, avec ce que l'on peut s'attendre à y trouver de formules bizarres et d'invocations étranges. En tant que tel, il permet de comprendre pourquoi les sorciers furent tant persécutés : non seulement leurs ouvrages mêlent au Dogme de l’Église des éléments de démonologie, d'astrologie et de paganisme (sacrilège! Hérésie!), mais croire que de tels pouvoirs sont effectivement possibles, c'est devenir paranoïaque, car le sorcier possédant un tel ouvrage est littéralement tout-puissant et omniscient. En revanche, il ne donne que peu d'informations à qui n'est pas d'ores et déjà familier avec tout cela. Il vaudrait mieux commencer par la petite clé de Salomon, ou même par le Nécronomicon Simon et apprendre tout ce que l'on pourra sur l'alchimie avant de revenir vers lui.

Pulsar
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le 7 mars 2017

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