Christophe et Aline habitent dans la nord de l'Oise. Ils travaillent tout les deux dans une usine. Ils ne gagnent pas énormément mais arrivent néanmoins à s'en sortir. Leur fille Léa passe le bac et ils espèrent pour elle un avenir meilleur, ils croient fermement que ses diplômes le lui permettront. Mais en septembre, ils apprennent que leur deux usines délocalisent et qu'ils font partie du plan social. Ils vont devoir faire preuve d'imagination pour préserver les enfants.


J'ai trouvé ce roman difficile à lire car il pointe une réalité quotidienne, quelque chose que de nombreuses personnes vivent autour de nous et cela m'a beaucoup remuée. Pascal Manoukian nous rencontre l'engrenage dans lequel tombe le salarié licencié. Il raconte ces villes où le travail vient à manquer et où personne n'arrive à joindre les deux bouts. Il raconte l'entraide des voisins mais aussi le cynisme des banques. C'est criant d'injustices et de souffrances. Face à cette famille ordinaire et aux ambitions légitimes, on ne peut qu'être touché. Plus le temps passe plus les problèmes du couple s’aggravent. Ils ont de rares moments d'espoir, des idées de génie mais aussi la tentation du pire. Le désespoir creuse un vide énorme en eux faisant fuir toute vie. L'auteur nous emmène avec pudeur dans leur intimité et nous donne à voir un drame sur lequel on détourne souvent les yeux.



Depuis, comme un cyclone, le chômage a déforesté sa vie, plus un de ses arbres ne tient debout, on dirait les montagnes pelées d'Haïti, rien pour arrêter l'érosion, personne, un Sahel affectif. Elle ne parle plus qu'à des guichets et des hygiaphones, n'appelle plus que des numéros à quatre chiffres, surtout le 3949, ne s'adresse plus qu'à des répondeurs et à des voix numériques, articulant lentement son identifiant à sept chiffres et ses mots de passe, punie, bannie, coupable simplement d'avoir la quarantaine juste à la pliure entre l'économie d'hier et celle de demain.



Entre les differents salarié il y a des discussions et des débats. De bords politiques souvent differents, il débattent, s'opposent mais savent au final qu'ils sont dans le même bateau. J'ai trouvé cela très interessant car le débat est vraiment centré sur les vrais ennemis, les ultras riches sans scrupule qui font peu de cas des vies de leurs employés. Comme pour appuyer ce propos on voit débarquer des travailleurs détachés qui rénovent à bas coût une maison placée en liquidation. Peu importe les nationalités, tous ne sont que des pions interchangeables dans le grand jeu du capitalisme.


Pour survivre il faut parfois oublier ses valeurs et devenir soit même un tyran. C'est ce que que découvre Aline en tentant de devenir vendeuse à domicile. Voler les pauvre est l'objectif assumé de son employeur. On retrouvait ce thème dans Les échouée où les miséreux exploitent d'encore plus miséreux qu'eux. C'est glaçant de voir comment cela tourne en rond, de voir comment les puissants ont tellement verrouillé le système qu'ils semblent intouchables.



Moi, tu sais quoi ?... Je ne rêve plus. Ils ont même fini par m'enlever ça. À quoi tu veux rêver à 37 ans avec 1200 euros par mois ! Aux vacances ? Je ne dépasse jamais les putains de galets de Dieppe. À une maison ? Mon banquier m'a fait comprendre que j'avais plus de chances de choper Shakira qu'un crédit immobilier. Alors qu'est-ce qui me reste ? La baise ? Mais en faisant attention, alors, parce que j'ai déjà deux gosses. La picole ? Mais en faisant encore plus gaffe, parce que si je perds mon permis je perds mon boulot.



Ce livre a été ecrit bien avant les manifestations des gilets jaunes mais il raconte le malaise et la souffrance que ce mouvement porte. Pascal Manoukian fait preuve d'une grande empathie et celle-ci transpirait dans son texte. Il analyse finement les situations et il raconte les regards qui ne trompent pas et les signes de la chute. Il y a du cynisme, de l'humour noir mais énormément de bienveillance. Certaines ficelles narratives sont un peu grosses mais je comprends pourquoi l'auteur a choisi de les utiliser. Cela lui permet de pointer des dysfonctionnements, le choc de deux mondes ou l'incroyable capacité d'adaptation que nous avons en nous. Je ne vais cependant pas pouvoir vous en dire plus sur le sujet sans révéler certains rebondissements.



À sa décharge, tente-t-il de se convaincre, les ouvriers se dressent rarement contre le système. Même avec de l'eau jusqu'au cou ils espèrent encore, il faut attendre que le niveau de désespoir atteigne les mocassins des couches supérieures pour voir se dresser les barricades. Aujourd'hui la France y est presque. Une grande partie des infirmières, des professeurs, des artisans, des médecins a déjà les pieds dans l'eau. Plus personne ne se sent au sec. Chacun tremble de devoir renoncer à sa manière de vivre, d'être obligé de sacrifier la scolarité d'un enfant sur deux, de ne plus pouvoir s'occuper dignement de ses parents. La marée monte, inexorablement, inondant les classes moyennes. Les familles réclament désespérément les secours. Elles espèrent des bouées et on leur jette des modes d'emploi pour s'en fabriquer. Chacun doit devenir son propre sauveteur, s'auto-employer, chercher son salut dans l'économie de partage, louer sa voiture, sa perceuse ou son appartement, se « blablacariser", s'« ubériser», se « crowdfundiser» pour pallier la frilosité des patrons et des banques, et, ultime abandon, accepter d'être licencié plus facilement pour espérer être embauché.



Ce n'est pas mon livre préfèré de cet auteur mais il parle avec justesse d'un sujet important donc je vous le recommande.

Anaïs_Alexandre
7

Créée

le 10 févr. 2019

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