Il n’y a rien qui ressemble plus à un roman de Vassilis Alexakis qu’un autre roman de Vassilis Alexakis. Cet auteur a construit une œuvre romanesque singulière, à mi-chemin entre la France et la Grèce, avec des narrateurs qui lui ressemblent toujours beaucoup. Il retrouve ici la thématique linguistique qu’il avait déjà brillamment abordée dans La langue maternelle, enquête sur la signification de l’epsilon du temple d’Apollon à Delphes, et Les mots étrangers, récit de l’apprentissage du sango, une langue de Centrafrique. Je relis Le premier mot avec une certaine émotion, maintenant qu’Alexakis est mort. Comme dans ses autres romans, on reconnaît l’auteur dans le personnage principal, Miltiadis, professeur grec de littérature comparée à Paris. Le roman s’ouvre sur le retour en Grèce de la narratrice, sa sœur, dont on lit le journal, juste après les obsèques. Une bonne moitié du roman sera donc consacrée aux derniers jours de Miltiadis, ses conversations avec sa sœur. Ils discutent d’étymologie, de toponymie, de linguistique, et se demandent quel fut le tout premier mot prononcé – question que l’on regrette instantanément de ne pas s’être posé plus tôt.

J’aimerais bien savoir quand les hommes ont commencé à parler, à quel moment de leur évolution les moyens de communication les plus rudimentaires dont ils disposaient jusque-là ont cessé de leur suffire. Quelle nécessité les a donc poussés à faire ce grand pas que constitue le premier mot ? Qu’ont-ils dit, lorsqu’ils ont enfin parlé ? (p. 79)

J’ai lu le roman tout doucement, à reculons, pour ne pas arriver trop vite au chapitre 6, consacré à l’enterrement de Miltiadis. Après la mort de son frère, la narratrice se lance dans cette quête du premier mot afin de vivre son deuil, et faire perdurer la mémoire de son frère avec qui elle dialogue toujours – ce n’est pas un livre lugubre. Elle rencontre pédiatres, universitaires, linguistes, écrivains, paléontologues, qui lui donnent des morceaux d’explication. Alexakis n’est jamais didactique ou surplombant, il a le talent de donner des informations dans ses romans sans donner l’impression de recopier Wikipedia. Et après tout, peu importe si l’on ne retient pas, ou même si tout est faux : c'est le voyage qui compte, et pas la destination, comme disait l'autre...

L’écriture crée inévitablement sa propre réalité. Classer séparément textes autobiographiques et textes de fiction n’a aucun sens, étant donné que les uns comme les autres découlent du dialogue mystérieux que chaque auteur entretient avec les mots. (p. 276)

On est pris dans cette enquête intellectuelle, littéraire et poétique. L’auteur arrive toujours à créer des moments de grâce et de beauté au détour d’un paragraphe. On lit ici que les aborigènes honorent leurs morts en retirant définitivement un mot de leur vocabulaire. Page 295, Alexakis décrit en quelques phrases une scène splendide de chorale muette, chantant en langue des signes, et là vous avez envie de pleurer. Je crois que c’est le seul roman de ma bibliothèque avec un personnage muet, Audrey, et dont l’auteur retranscrit in extenso des dialogues en langue des signes. Il n’y a que Vassilis Alexakis et son amour du langage pour se le permettre.

Alors, finalement, quel fut le premier mot ? On lit plusieurs hypothèses égrenées au fil du roman. Mais au fond, Alexakis pose la question du langage et de l’écriture. Pourquoi parle-t-on ? Pourquoi écrit-on ? Pour repousser la mort. Merci pour tout, Vassilis Alexakis.

Le premier mot était un nom… Ils ont donné un nom au défunt pour ne pas l’oublier. J’écris pour assurer la survie du nom de mon frère. (p. 308)
antoinegrivel
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le 3 févr. 2024

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Antoine Grivel

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