Mala Strana, en 18xx, c’était un quartier de Prague. C’en est toujours un. Le vieux quartier. Un peu conservateur, passablement replié sur lui-même, où l’étranger n’est bienvenu que le temps d’un passage, où le fils succède au père, où l’un épie volontiers l’autre, où les lois implicites de la bienséance locale prennent volontiers le pas sur le dogme officiel. Tu t’en fais sûrement une idée, tu te le dessines peut-être en esprit. C’est pas si loin finalement.
Mala Strana, c’est le quartier qui vit naître le 9 juillet 1834 (ou le 10 on n’est pas bien sûr), un certain Jan Neruda, pas encore poète ni même écrivain mais ça n’allait pas tarder.


Mala Strana, pour un temps, ce fut un terrain de jeu pour l’enfant Neruda. Puis un champ de bataille, ainsi va la vie. On n’y échappa de justesse au coup d’état fomenté par sa troupe, en ce 20 août 1849 à midi et demi, et à l’invasion de l’Autriche qui l’aurait immédiatement suivi. Quelle aurait été la physionomie de l’Europe aujourd'hui s’ils n’avaient échoués si près du but ? Difficile à dire. Probable au demeurant que, tout occupé à guerroyer, Jan Neruda n’aurait pas trouvé le temps de boucler cette nouvelle bouleversante, petite histoire de rien, d’un acte manqué, d’une pertinence rare, brûlante de justesse et de véracité, de sagesse enfantine avec des mots d’adultes. On s’en sort pas si mal.


Mala Strana était alors bien peuplé. De familles bien lotis, bourgeoises par succession, à l’ennui protocolaire et aux mœurs bien arrêtées. Et quelques plaisantins, des qui sortent du rang, des qui sortent du lot. Il y avait notre chroniqueur en chef, lui qui scrutait tout ça d’un œil bien avisé, lui qui traduirait ce cirque quelques années plus tard, un recueil explosif ! On ne le savait pas encore. C’était qu’un enfant en vadrouille, plus malin que la moyenne. Pourtant il voyait tout, même qu’il enregistrait ça, le tournait à sa sauce, dans le crâne exubérant qui était le sien. Ça ressortirait plus tard, bien plus tard, un recueil inattendu ! Avec des mots dedans, bien arrangés, à croire que le spectacle des années passées se déroulaient sous ses yeux à l’heure de l’écriture, de l’instantané, du direct ! Une autre idée, une idée bien à lui, du réalisme littéraire, du croquis retouché, de l’emploi du détail comme force de persuasion, comme impact majeur.


Mala Strana se peint. Mala Strana se dessine. Mala Strana se chante.
Mala Strana s’anime et vit pour quelques lignes au son des cris d’enfants et des murmures intrigants, des vieilles rancœurs et des coups bas, des espoirs oubliés, des espoirs retrouvés, des vœux exaucés et des attentes déçues. Au son surtout des laissés pour compte de l’histoire, qui vécurent eux aussi, à leur façon, pas révolutionnaires, pas plus tapageurs que la moyenne, pas trop exubérants mais toujours un petit peu, comme leur conteur, juste un peu différents. Un mendiant qu’on bousille et une larme versée, une veuve troublée au drôle de caractère, c’est un sourire qui apparait, quelques amis qui s’évadent le temps d’échanges privilégiés sur les toits de la ville, la vois-tu à tes pieds, s’étirer mélancolique, Ostruhovà qui ne s’appelle pas encore Nerudova, ne te sens-tu pas libre à ton tour ?


Mala Strana c’est un quartier mais pendant quelques pages, ce fut un art de vivre autant qu’un art d’écrire. C’est maintenant un recueil où l’ordinaire est roi, où la palette entière des sentiments humains est balayée avec une pudeur inouïe, sans jamais trop en faire, sans jamais s’attarder, avec le don précieux de tomber toujours juste.

-IgoR-
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le 29 janv. 2016

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